Retour aux lectures sous l’arbre
On venait d’un plus-au-Sud. Alors forcément, un peu de route et beaucoup de virages. Mais quand on arrive, S. B. et moi-même, aux éditions Cheyne pour assister à quelques lectures sous l’arbre, on sait immédiatement qu’on va être bien.
La maison (ancienne école plantée entre forêt et champs) s’est agrandie d’annexes pour accueillir toutes les activités. Les machines sont là comme les professionnels, typographes, imprimeurs, éditeurs… ils expliquent les mystères du livre entre deux lectures. Jean-François Manier et Martine Mallinette (les deux fondateurs des éditions Cheyne), hôtes discrets et incomparables, laissent la beauté du lieu faire : le jardin, les fleurs, les chaises disposées sur l’herbe, l’arbre sous lequel lire et la terrasse surélevée, en face de la table de lecture, géographie qui établira bientôt le dialogue entre lecteurs et musiciens. Car pour précéder toutes les lectures Hélène Arntzen et Luis Rigou offriront de magnifiques moments de musique.
Quand on récupère l’enveloppe des billets réservés, une carte de Jean-François Manier accueille comme une réclamation de lenteur :
Face au risque de n’avoir plus à déguster, dans un avenir proche qu’une littérature « fast-food », il me paraît urgent de résister aux pouvoirs grandissants des gestionnaires de la culture.
Le livre est un tel enjeu qu’il exige d’autres critères de valeur que sa seule vitesse de rotation. Et je crois même que son irremplaçable richesse tient à ses lenteurs, à ses pesanteurs. Ce sont ces contraintes qui font du livre cette liberté que dure.
Oui, il faut un autre temps pour le livre : un temps pour l’écrivain face à son œuvre, pour l’artisan face aux papiers, aux encres, un temps aussi pour le bibliothécaire en ses choix, le libraire en son commerce, comme pour le lecteur en son plaisir.
Le temps, sans doute, que mûrissent les rencontres, que s’accomplissent les imprévisibles métamorphoses. Le temps du lent émerveillement. Celui de l’urgence d’aimer.
De toute façon entre le caractère et les routes sinueuses, on était prêt et acquis à une certaine idée de la lenteur. Mais si on avait pris ces routes ardéchoises, c’est aussi parce que l’ami Philippe Rahmy était là pour une lecture de son dernier livre Demeure le corps.
En attendant le moment, on se souvient en lisant le programme qu’il y avait, la veille, une lecture-spectacle de Fondrie de Jean-Pascal Dubost. On l’a ratée. Alors on prend le livre qu’on lira plus tard, à la terrasse d’un café de Saint Agrève. Et face aux derniers réglages et préparatifs d’un bal, on lira :
MACHINES
Dans le halètement dans les grincements dans le grondement, dans les craquements dans les grognements dans les battements dans les bourdonnements dans les rugissements dans les sifflements dans les gémissements dans les soufflements dans les ronflements dans les martèlements, l’essoufflement…
La lecture de Philippe Rahmy en a bouleversé plus. Quelques livres posés sur la table : un extrait librement inspiré de Maria Zambrano, un autre de Philip Roth, et la voix qui cherche le silence, reprend le fil des mots en tournant le livre. Pivot d’écriture, pivot de langage et de dialogue. Puis il prend son livre, retire la couverture rouge de la collection « grand fonds » et entame la lecture la bouche collée au micro faisant entendre la respiration, le souffle qu’on prend et l’élan du silence entre les phrases. Juste cette pépite de citation :
une plainte s’élève ; je vois une mécanique aussi complexe que la nature ; partout éclate l’incompréhensible ; je progresse difficilement, démêlant des câbles de couleur ; je suis soudain saisi aux cheveux, une spirale m’emporte ; je ne sais quelles autres parties du monde se trouvent ici, je reconnais l’éclat d’une ancienne cuirasse et l’oiseau d’une légion déchiré sur les rochers. (p. 26) [1]
On sort de cette lecture sonné et bouleversé. Mais comme toujours avec Philippe Rahmy, au bout de l’émotion, il y a de beaux éclats de rire.
Aux lectures sous l’arbre, on retrouve les amis Tanja, José, Moussia, Monique et bien sûr Jean-Marie Barnaud, proclamé grand Zeus, qui nous montre le ventre de la maison : les machines, les réserves, les bureaux et l’histoire du lieu qu’il connaît bien. Et cette année, il anime tous les matins un atelier d’écriture « lire, rêver, écrire le corps » qui fait très envie.
Quand on revient le lendemain, c’est un déjeuner digne de belles pages de Rabelais qui nous attend, après quoi deux lectures nous attendent entre les volutes musicales. D’abord une belle lecture de Patricia Castex Menier, et de son dernier livre X fois la nuit. Puis, c’est autour de Reiner Kunze que la journée sous l’arbre se termine. Invité discret et marquant de ces journée, c’est d’abord sa traductrice Mireille Gansel qui évoque le travail, l’artisanat que c’est de traduire la poésie de Kunze. Vient ensuite la lecture de Un jour sur cette terre, lecture à deux voix et deux langues, la comédienne Mariecke de Bussac, et Reiner Kunze pour l’allemand.
Chardon argenté
S’en tenir à la terre
Ne pas jeter d’ombre
sur d’autres
Etre dans l’ombre des autres
une clarté
La journée se termine. Le programme des lectures se poursuit. Mais, pour nous, pour cette année, c’est la fin.
Et de reprendre la routes vers les chemins sinueux.
[1] On retrouve une version de Demeure le corps dans le videolivre que Philippe Rahmy diffusé lors de la deuxième nuit remue du 23 juin 2007. On lira également la transcription de cette lecture dans « Autopsie d’un supplice »