« Survolez, oiseaux, chantez, arbres »

Les Misères et les Malheurs de la guerre d’après Jacques Callot noble lorrain, avec Laurent Grisel au texte et L.L. de Mars à l’image, vient de paraître aux éditions Ion.


catalogue en ligne de l’œuvre gravé de Jacques Callot

imagine3tigres, site de Laurent Grisel dans une nouvelle version due à Joachim Séné pour le développement et Benoît Jacques pour le graphisme

le Terrier, site de L.L. de Mars

site de l’éditeur où l’on peut acheter en ligne Les Misères et les Malheurs de la guerre au prix modeste de 9 euros + 1 euro de frais d’envoi, on peut également le commander auprès de son libraire (EAN 978-291-934-706-3).

article de Fabrice Thumerel sur libr-critique


 

« Survolez, oiseaux, chantez, arbres »
Laurent Grisel, VII. L’attaque de la diligence,
Les Misères et les Malheurs de la guerre.



On est en 1633, à l’exact milieu de la guerre qui ravage l’Europe depuis 1618, nul ne sait alors qu’elle se poursuivra jusqu’en 1648. Jacques Callot grave Les Misères et les Malheurs de la guerre sans préciser « …de la guerre de Trente Ans », lui aussi ignore quand elle finira, et ses contemporains savent ce qu’il évoque, l’absence de paix à l’horizon, cette guerre-là n’est pas différente de celles qui l’ont précédée mais peut-être celles qui suivront seront-elles différentes si on y met de l’ordre.

Ce sont dix-sept gravures qui racontent la guerre, dix-sept récits de la misère et du malheur de tous : soldats, cavaliers, chevaux, sergents, paysans et paysannes, vaches, cochons, cheval, religieuses, voyageurs – chacun devenant, selon les perspectives de la gravure, vainqueur ou supplicié ; maraudeur, pilleur, dévastateur ; victime ou bourreau ; fou à l’hôpital ; mendiant ou mourant au bord de la route.

D’après les gravures de Jacques Callot, Laurent Grisel a écrit dix-sept poèmes composés de strophes de un, deux ou quatre vers dits libres, c’est-à-dire dont le nombre de syllabes n’est pas fixe. Le poème va et vient dans la gravure. Il se campe là où la scène a lieu : champ de bataille, salle de ferme, bois, couvent, village, ville, chemin – attentif à la tension des forces en présence. Il se tient dans l’événement, dit la place attribuée à chacun, son attitude, son regard.




Homme attaché, encerclé seul contre troupes
disciplinées. Ainsi, depuis toujours tu sais :
contre eux, aucune chance. Regarde en face
les loquaces – comme au ciel sont jointes,

sous le même vent, pour la démonstration,
fumées des incendies et fumées du bûcher.
Le prochain vient, les mains dans le dos, serrées,
Non priantes, jambes affaiblies. Il voit l’ouvrier

creuser le trou pour le poteau qui le tiendra
droit dans les flammes. Combien de temps
il faut pour creuser, il le sait – et pour disposer
le bois petit, moyen, grand. De tout cela,

que restera-t-il demain, sinon cendres [1].



D’après les poèmes de Laurent Grisel, L.L. de Mars a dessiné les dix-sept images des tourbillons de la guerre : nuées noires, fumées des incendies, cavalcade des chevaux, fuite des maraudeurs, souffle des armes, flammes dans la cheminée où une tête pend ; les verticales des fléaux, clochers, piques et estrapades ; les animaux placides observateurs de la folie ; les cris et les hurlements hors de toute mesure humaine.

Après Jacques Callot, Laurent Grisel et L.L. de Mars sont repartis représenter la guerre, c’était il y a quatre siècles et c’est demain, il n’y a pas longtemps.


Il y a un Roi rêvé qui rendrait justice équitablement, à parts
égales, symétriquement, - car le Bon et le Mauvais se jugent
du même tranchant. Et Celui qui le Dit Est du Parti du Bien.
Génuflexions. Courtoisie. Grandes et belles manières.

Tous ont tué et fait tuer. Tous accroissent leurs possessions [2].




 

             Laurent, de quelles circonstances est né le projet de ce texte ?
             Je suis en train d’écrire Descartes tira l’épée, un ensemble de poèmes qui interroge les relations entre rationalité, individualisme et guerre, qui explore quelques-uns des chemins possibles vers la paix dès lors qu’on se passe de théologie. Adrien Baillet raconte, dans sa Vie de Monsieur Descartes, que pendant toute une première partie de sa vie le philosophe et mathématicien assista en spectateur à plusieurs épisodes décisifs des guerres de religion en France et des débuts de la guerre de Trente ans en Europe. Pour le reste, il se situa toujours dans les endroits les plus paisibles possibles. Ces guerres qu’il ne fit pas, je veux qu’elles soient présentes fortement dans mon poème.
             J’ai trouvé dans les gravures de Callot une tension entre rationalité et « passion », selon le mot cartésien, pas du tout un pamphlet pacifiste comme on le dit généralement mais la guerre du point de vue des officiers et simultanément du point de vue des soldats, des arbres, des paysans, des chiens, du ciel.

             Selon quelles règles as-tu construit ces poèmes ?
             Je considère chaque gravure comme un jardin suspendu à des points significatifs de l’horizon, hors-champ ; chaque poème est écrit selon un des parcours possibles dans cet espace, sur le modèle des Jardins de René Pechère. Dans les poèmes, le rôle du hors-champ est tenu par le futur – qu’il soit proche, le cœur de la mêlée visé par le cavalier ou qu’il soit le futur étendu des générations se succédant dans le balancement des pendus.
             Les gravures de Callot ont été publiées par Israël, son ami, accompagnées de trois strophes de deux vers alignées en bas des images. Ce nombre deux fait écho au nombre quatre qui gouverne Descartes tira l’épée. Début 2008, après avoir achevé Un hymne à la paix (16 fois), j’ai repris les quelques vers et strophes déjà notés d’après les gravures de Callot, mais cette fois-ci entièrement sous l’emprise du quatrain, en résonance avec les quatre voix se répondant de l’hymne. La forme qui s’est imposée est celle de quatrains conclus par un monostiche, une strophe d’un seul vers tournée vers le futur.
             Il y a des variantes : dans « La Pendaison », des strophes de deux vers posent l’entour et l’horizon avant chaque quatrain ; dans « L’Attaque de la diligence », un refrain monostiche pris dans les vers des gravures originales s’intercale entre les quatrains, futur converti en présent.

             À quelle partie de ton œuvre en cours rattaches-tu ce texte ?
             Jusqu’à présent, l’écriture de Descartes tira l’épée a entraîné Un hymne à la paix (16 fois) et d’autres. Le Callot en fait partie, comme de mes recherches sur les passages de la guerre à la paix, sur les futurs contenus dans le présent, recherches qui irriguent le Journal de la crise en cours de publication. C’est une des dynamiques de ces poèmes écrits d’après Jacques Callot que celle des retournements possibles de rôle, de situation : l’industrie mise à creuser le trou pour le poteau du futur fusillé pourrait être celle employée à construire une maison.
             À relire ces poèmes pour répondre à tes questions, je me rends compte que je ne les aurais jamais écrits ainsi sans avoir en arrière-plan une expérience ouvrière de plusieurs années. La temporalité des gestes de l’exécution et les interactions nécessaires entre ouvriers au travail sont les géométries et les forces qui relient les différents moments du poème entre eux. Ces Callot sont donc reliés sous cet aspect à d’autres ensembles comme Changeons d’espace & de temps ou PP.

             Comment as-tu rencontré L.L. de Mars ? De quelle façon s’est déroulée votre collaboration ?
             Pour ce recueil comme pour bien d’autres, l’écriture et la page sont indissociables. Ce devait être dès le départ une édition illustrée. En effet, une des questions est celle des rapports entre de tels poèmes et les images – car ces poèmes sont écrits vraiment comme des paroles subordonnées aux images – comme un témoignage ou une analyse le sont à leur référent ; cette position influe sur tout : l’adresse (le poème s’adresse à quelqu’un à propos de quelque chose que tous les deux voient, dont ils sont tous les deux témoins), le caractère compact de la narration (la gravure ou le dessin suppléent à de plus longues descriptions), le caractère spatial de l’écriture (vue de détail et vue d’ensemble contrastent comme souffrance et considération), etc. Il me fallait donc retrouver le même dispositif graphique que celui qui rapporte les vers aux gravures dans l’édition de 1633.
             Je lis et regarde et écoute les travaux de L. L. de Mars, je les admire. Nous avions un début de conversation à propos de son Quelques prières d’urgence à réciter en cas de fin des temps. Il est obsédé lui aussi par les racines de la domination et il les traque jusque dans les codes graphiques, ceux-ci tels que construits dans l’histoire de la peinture. J’étais certain qu’il comprendrait les enjeux de ce texte et saurait y travailler selon ses perspectives propres. Il a répondu tout de suite oui à ma proposition. Nous nous sommes rencontrés près de chez lui à l’occasion d’un déplacement. Le format à l’italienne, la disposition des strophes en dessous, la présence du témoin dans la plupart des cas dans l’angle en bas à droite des gravures et d’autres choses nous ont calés, nous ont suffi. Il m’a présenté une première version, grandes planches sur une table, chez un ami commun près de Paris, j’étais bouche cousue et stupéfait : l’accord posé, il a travaillé à sa manière.
             Le fil conducteur de ses dessins est le tambour de guerre. Voici ce qu’il en dit :

Je me suis donné la distance des siècles qui me séparent des gravures de Callot et l’anamnèse désordonnée de mes voyages en Europe pour les laisser féconder par d’autres gravures (celles de Goya, de Bosse, de Dürer), par d’autres signifiants pour une guerre totalisée (membranes et coffres des tambours faisant peaux et socles des représentations, géomètres, brouillage des angles de vue, des époques etc.), d’autres géographies (le monde jésuitique au plafond de Sant’Ignazio à Rome, l’Allemagne de Grünewald, l’Italie de Carpaccio à Venise, etc.), d’autres usages d’un théâtre de l’image (plans devenus volume, images bêtes, frontales, frappant d’interdit l’illusionnisme de scènes naturalistes, lignes de perspectives servant à d’autres usages, d’autres axes de dessins etc.), d’autres couloirs narratifs pour les motifs de Callot (l’hôpital de San Giovanni e Paolo de Venise, le massacre des innocents de Ysenbrandt, les péchés capitaux des fresques de la cathédrale d’Albi).


             Notre éditeur, Benoît Preteseille, a réalisé une mise en page qui tient parfaitement ensemble textes et images : la disposition des strophes s’accorde graphiquement aux partitions et aux dissymétries des dessins de L. L. de Mars.
             Notre coopération a continué et peut continuer d’autres façons. Le 8 mars 2011, à l’invitation de Donatella Saulnier, à la médiathèque Marguerite Duras à Paris, L.L. de Mars a improvisé à la clarinette et au tambour pendant que les dessins étaient projetés et que je lisais à voix haute. J’espère que nous recommencerons.

5 mars 2012
T T+

[1XII. Le Bûcher.

[2XVII. La Distribution des récompenses.