Poésie et faits divers 4 : Laure Gauthier reçoit Arno Bertina

Le 8 mars dernier, à l’Achronique, Arno Bertina a lu des extraits de des châteaux qui brûlent (Verticales 2017) et de l’âge de la première passe qui est sorti le 5 mars 2020 chez Verticales ; une discussion s’est engagée autour de la notion de « poésie et faits divers », puis j’ai lu un extrait de mon livre en cours d’écriture les corps caverneux : « une rhapsodie pour qui ».

La discussion a permis de comprendre combien la notion de fait divers était importante dans les récits récents d’Arno Bertina et combien ce travail d’écriture à partir de faits divers ou traumatisants mettait en question à la fois l’écriture et le positionnement de l’auteur par rapport au réel, permettait de réarticuler le lien entre écriture et politique autrement.

Arno Bertina a évoqué la question du multiperspectivisme à l’œuvre dans ses livres, la position du témoin qui se redéfinit toujours, du fait qu’écrire à partir d’un fait divers ne signifie pas seulement être en empathie avec les victimes et déplorer le réel de l’autre mais aussi en appréhender les versants cachés, moins médiatisés. Ecrire en laissant transparaître l’opacité d’un fait. C’est ainsi qu’il donne voix à plus d’une douzaine de personnes dans des châteaux qui brûlent, sans jamais créer à partir des personnes qui parlent (du secrétaire d’Etat aux ouvriers de l’usine de poulets) des (proto)types sociaux ; Arno Bertina prend garde de ne pas tomber dans l’un des écueils qu’il dénonce : d’une part écrire au bord du drame social à la façon d’une tragédie, ne montrer que le sombre et la fatalité, d’autre part n’être, parce qu’on écrirait une littérature politique ou « engagée », que dans l’empathie et la déploration.

L’auteur a cherché à ne pas occulter la joie que des personnes traumatisées arrivent à ressentir à certains moments. C’est ainsi que la fête qu’organisent les ouvriers de l’usine à la fin du roman semble advenir naturellement, comme une délivrance après toute la tension accumulée. Ecrire au plus près d’un fait divers fictif qui prend une dimension politique, n’est pas occulter la capacité de l’être humain à se réjouir en temps de crise. Par ailleurs, il s’agissait pour Arno Bertina de ne pas lisser la langue mais d’entreprendre un travail sur celle-ci afin de tenter de ne pas simplifier à outrance les différentes perspectives comme déjà les hommes et femmes politiques et les médias ont tendance à le faire : il fallait laisser bruire toute la complexité sociale, culturelle, affective et politique de ce fait social : un secrétaire d’Etat est séquestré par les salariés d’un abattoir placé en liquidation judiciaire. C’est la raison pour laquelle, les protagonistes discutent de jazz ou encore de Don Quichotte, la culture n’étant pas réservée à la personne du secrétaire d’Etat. Réécrire le réel, le fictionnaliser n’est pas se départir de la dimension politique, mais au contraire révéler les tensions à l’œuvre dans la vie.

Dans son nouveau livre l’âge de la première passe, Arno Bertina écrit à la première personne, et retrace cinq séjours au Congo à l’invitation d’une ONG qui s’occupe de filles des rues, mineures, souvent orphelines et mères, qui se prostituent. Là encore, il s’agit pour lui de ne pas rester dans une position d’écriture fixe, ni la déploration, ni la tragédie, mais une sorte de distance focale qui évolue constamment au fur et à mesure des récits des filles : ces récits modifient sa perception du réel et l’obligent à se départir de nombreux préjugés sociaux, culturels et linguistiques. « L’enjeu, c’est la langue », écrit-il car même si ce récit est fondé sur des témoignages, il est pour lui un livre littéraire. Il fallait penser comment écrire, comment rendre la parole d’une dizaine de femmes prostituées ne maîtrisant pas toujours bien le français, langue de l’école et de la police au Congo : « Comment l’exclusion ronge et déforme les phrases qu’on élabore ». Il fallait donc adapter, s’adapter, se déplacer. Le fait divers ? Presque toutes leurs vies contiennent des moments qui en sont proches, on pense notamment à une jeune mère hospitalisée qui donne l’argent gagné par la prostitution pour qu’on enterre son enfant malade avant de découvrir qu’on a jeté celui-ci dans un ravin en prenant l’argent. Pour travailler « contre » le fait divers, adossé à lui et contre lui à la fois, Arno Bertina cherche à tordre le cou à l’universalisme mais aussi au culturalisme : il tente de comprendre leur culture linguistique entre kituba, lingala, lari et français, de comprendre aussi ce qu’est le corps, l’argent, l’abandon pour elles et chez elles, sans dénier non plus à chacune la singularité, mais en prenant en compte les conditions de la vie de jeunes femmes dont les parents ont connu les guerres civiles de 1993 et 1997. Ecrire contre le fait divers, c’est se repositionner sans cesse, se faire œil et oreille, ajuster en permanence, non pas pour rendre justice mais pour ajuster : « tendre l’oreille, essayer de tout noter, de voir, essayer, car je sais que je manquerai beaucoup de signes … » (p. 29).
Arno Bertina a aussi cherché à comprendre pourquoi ce travail d’écriture pour lui se fait en prose et ce que serait alors la poésie, un travail sur le temps, un travail qui serait plus dense sur la langue.

Ensuite, j’ai lu un extrait de les corps caverneux, un texte qui par des opérations de collage rapproche des faits discordants : il y est question du western River with no return dans lequel joue Marilyn Monroe, du « diptyque marylin » d’Andy Wahrhol, aussi de la non-représentation de Linda Brown, jeune élève qui, dans les mêmes années, se mobilise pour que les élèves noirs aient le droit d’étudier dans des écoles blanches, enfin la survenue d’un fait divers l’été 2019 où un jeune homme commet un pluri-homicide après avoir photographié un assemblage d’armes à feu représentant les lettres du nom « Trump ». C’est sur cette "concomitance non concomitante" que « diptyque linda b. » est fondé.

20 mars 2020
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