Le vide après tout

« Cultiver,
c’est aider l’esprit et la volonté
à opérer dans le complexe.
Le simple c’est la barbarie »

Jean-François Lyotard [1]


Lynne Cohen s’approprie les choses en les faisant entrer dans sa chambre (photographique).
Le dire ici à la manière d’un feuilleton en 7 jours pour 7 "photographies trouvées" : genèse d’une vie d’artiste et/ou petite histoire des pratiques artistiques de la deuxième moitié du XXe siècle.

après tout l’artificiel, après tout lematriciel, après tout le substantiel, après tout le factionnel, après toute l’exponentielle, après tout l’existentiel, après tout le consubstantiel



avec Firefox : cliquer sur chacune de ces vignettes pour obtenir les photographies telles qu’elles figurent dans le livre Camouflage aux éditions Le Point du Jour et dans la chronique en ligne.

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Le Vide après tout, titre d’un poème [2] de Bernard Noël [3] pour signifier d’emblée ces espaces intérieurs sans présence vivante mais pleins d’un sens visuel latent défiant les apparences. Au-delà de la valeur descriptive de la photographie, c’est dans le vide entre les choses, dans l’espace entre deux choses, qu’une présence est à chercher dans des lieux « qui ont au moins trois caractères communs. Ils se veulent (on les veut) identitaires, relationnels et historiques »
 [4].

Depuis une première exposition en 1973, jusqu’aux expositions actuelles [5]l’œuvre de Lynne Cohen montre les manières dont la culture construit concrètement et symboliquement l’espace, et donc nos vies, et rend visible dans des salons, bureaux, hall, salles d’attente, salles de classe, laboratoires, etc. photographiés quelque chose, quelque "tout puissant", un Camouflage [6] . « La société c’est Dieu » écrivait Pierre Durkheim cité par Pierre Bourdieu.

Pourtant dans cette œuvre majeure née à la fin des années 1960 entre conceptualisme et minimalisme américains, en plein cœur d’
Art & Language - et au moment où Bernard Noël commençait son oeuvre sur le regard comme « espace sensible qui s’emplit du sentiment d’un toucher visuel » - les lieux photographiques n’existent pas. Nulle histoire spécifique, nulle identité particulière, nulle relation singulière dans ce petit salon bourgeois, dans ce “laboratoire”, dans cette “salle de cours”, dans cet “établissement thermal”. Une universalité de l’image et de sa portée est visée ici. Le vœux pieux de fixer l’instant dans un arrêt sur image n’a plus lieu d’être. La relation paradoxale de la photographie au temps est apparue dès le commencement avec un cireur de bottes sur le boulevard du Temple désert. Seul perdure en dur dans l’espace : le bâti, c’est-à-dire ici le geste d’assemblage. Description :

Un faux chat angora, un vrai canapé bourgeois, un tank de garnison épaisse, une table basse bancale, une loupiotte enturbannée, un écritoire blindé, une théière populaire, un aigle circaète, une tapisserie en catalogue de Manufrance, un mécanisme pédestre pétrifié, un cendrier sans résidu, des tabourets de bar en moleskine noire, trois fauteuils épineux un soir de pleine lune, des mannequins malades, un paillasson échevelé, une forêt surélevée derrière un banc, des arbres à chapeaux, du carrelage immaculé sous une table-lit, des néons efficaces en luminescence, une oreille, une bouche et un nez de géant, des meubles à la fonction chirurgicale, des accessoires d’institut médico-légal, des projecteurs pour soirs de fête, des barres parallèles divergentes, des spécimens de substituts humains, des nuages magrittiens, des poissons volants, un petit avion messager, un grand chapeau tyrolien, des portraits d’hommes, un cerf empaillé, un vol d’ombres de canards sauvages, des cibles militaires à brûle-pourpoint, un sapin de Noël dépenaillé, des escabeaux en guimauve, des hangars à missiles, des piscines marmoréennes, des colonnes mussoliniennes, des édicules, des écrans blancs, des tableaux noirs et personne. Des choses posées, disposées, composées, exposées, assemblées dans des intérieurs ni publics, ni privés, ni noirs et blancs, ni en couleurs : dedans.

Entre une "terre sans homme" (No man’s land : les photographies de Lynne Cohen/ Ann Thomas — Paris : Thames & Hudson SARL, 2001) et un "territoire occupé" (Occupied Territory. New York : Aperture Foundation, 1987 ) voir l’ambivalence d’un espace culturel et regarder la tyrannie de la mode, des conventions, des idéologies, sur le goût, les choix et les choses communes. La symétrie, l’assortiment, le remplissage, la répétition des accessoires qui relèvent de la décoration, mais aussi le temps, l’énergie vitale, la mémoire, les savoirs constitués, les affects, le primat de la matière sur la pensée donnent forme photographique aux espaces bâtis par les hommes pour vivre ensemble.
« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner », selon la célèbre formule de l’avant-propos à Espèces d’Espaces [7]. Georges Perec écrit « vivre » et non « habiter » parce que comme la vie, l’espace est un doute qui doit être sans cesse désigné et conquis. La conquête de l’espace est « conquête de l’ubiquité » et sa désignation passe précisément par le bâti.
Du fil cousu à grands points avec lequel la couturière faufile les différents pans du tissu, aux montants et traverses à entailles, à enfourchement, à tenon et mortaise ou à queue d’aronde du menuisier, le bâti est d’abord un assemblage.
Mises ensemble, les choses photographiées résistent au désordre impeccable du monde. Une artiste les cadre à partir de la vision sens dessus dessous de sa chambre noire.

L’espace échappe à toute mesure, sauf à être bâti encore peut-on le cadrer. Lynne Cohen expose des photographies encadrées. La représentation du cadre aux bords de l’image photographique, quand elle est objet d’exposition, ferme le point de vue sur le bâti et l’ouvre sur la réflexion. Cette œuvre n’est pas de celles où on entre en oisif. Chaque intitulé photographique - installation militaire, Spa, laboratoire, salle de cours, etc. - annonce la limite originelle du regard à l’intérieur d’un cadre :
- comment observer ce qu’on regarde, sans voir ce qu’on sait déjà : “contrôle, formation, thérapie” ?
Au delà de l’ utilité et de la fonction sociale de toutes ces choses photographiées "il n’y a rien à voir" à l’intérieur du simili-marbre, simili-granit, simili-bois, simili-couleur de la matière faux-semblant du cadre en formica.
"Que voit-on quand on voit et qu’est-ce qu’un regard ? "
Questions récurrentes à lire et à relire interminablement dans les mots du poète

Mettre en mots consiste à projeter le monde sur son intimité ; mettre en images entraîne à projeter son intimité sur le monde. Dans le premier cas, on fabrique du lisible ; dans le second, on pense faire un objet visuel, mais lui aussi sera lu.
L’objet écrit est un objet imaginaire ; l’objet représenté par la peinture ou la photographie est, soit une copie sans intérêt, soit un objet ambigu puisqu’il appartient à deux espèces : la réalité, où il fut prélevé ; la mentalité, qui, en le choisissant, le métamorphosa en elle-même.
L’objet réel ne suscite que son nom, qui le fait oublier ; l’objet mentalisé retrouve parfois dans l’oeil sa réalité.
Le réel se convertit imperceptiblement en visible tout comme le visible se convertit en mental. Le regard les entraîne l’un vers l’autre, tantôt changeant les choses en signes, tantôt déchirant le tout pour VOIR. [8]

et parfois dans ceux de l’historien quand ils oscillent entre voir et savoir :

Dès lors que je le dis aussi grossièrement, le tableau se trouve évidemment dénaturé, car celui-ci ne dit rien. Justement, il n’y a rien. Mais, on voit ou on ne voit pas. On a envie de voir ou pas. Et s’il est vrai qu’il n’y a rien, il y a quelque chose de proposé, et je crois que c’est exactement cela, la peinture.
Cette partie gauche du tableau de Fragonard, ce rien, est un détail qui prend tout de même la moitié de la toile et qui est lui-même composé d’une multiplicité de détails qu’on pourrait démultiplier à leur tour. Tout ce que je peux dire de ce détail qui occupe la moitié du tableau, c’est que c’est un lit à baldaquin en désordre, et si je commence à nommer la chose, mon discours se teinte d’une vulgarité qui ne correspond pas du tout au tableau. Or, ce n’est rien d’autre que de la peinture, du drapé, et l’on sait bien que le drapé est le comble de la peinture. Être confronté à l’innommable est aussi ce qui m’a passionné dans Le Verrou. Nommer le lit comme genou, sexe, sein, sexe masculin dressé, est scandaleux, car c’est précisément ce que ne fait pas le tableau. Il ne le dit pas, ne le montre même pas, à moi de le voir ou non.
Je suis donc confronté à l’innommable, non parce que la peinture est dans l’indicible, ce qui impliquerait une notion de supériorité, mais parce qu’elle travaille dans l’innommable, dans l’en deçà du verbal. Et pourtant, ça travaille la représentation, mais dès que je nomme, je perds cette qualité d’innommable de la peinture elle-même.
 [9]

La regardeuse contemple l’ubiquité d’un assemblage de choses camouflées par notre sens pratique. Les choses bâties sont factices, elles sont fabriquées - artefacts, artifices -, les photographies aussi.
L’œuvre de Lynne Cohen assume plastiquement le paradoxe originel de la photographie entre document et monument. Entre celui-ci et celui-là, le bâti et le vivant, l’expérience unique d’une artiste qui, à partir de sa pratique réécrit l’histoire des relations entre l’architecture, la sculpture, la peinture, les installations : l’espace du dedans de l’art .
Quand l’artiste regarde avec sa chambre l’objectif lui montre toujours ce que nous ne voyons pas dans ce que nous voyons : l’envers des choses et qui plus est la tête en bas. On n’y voit rien.

La Bible raconte comment en six jours, plus un, Dieu bâtit avec rien, presque rien, le monde visible et matériel, depuis l’artificiel (le jour et la nuit) jusqu’à l’existentiel (l’humanité masculine et féminine). Sept photographies trouvées dans le livre Camouflage racontent six jours, plus un, de pratiques artistiques actuelles qui fabriquent une histoire « sans commencement ni fin », un jeu [10]

chasse un mot puis l’autre
pour ne pas voir du déjà-vu
cependant la forme rayonne
elle a mis en gloire son carré
mangé son plein de lumière

mis son propre avenir sur soi [11]

Six photographies pour créer, une pour se « reposer ».
Le septième jour est celui du repos de l’artiste : l’espace est vide, c’est l’artiste qui est habitée :

« J’ai découvert que bon nombre de mes préoccupations actuelles étaient, en réalité, présentes dès les débuts, au moins implicitement. Je n’avais pas réalisé que ma fascination pour les situations dans lesquelles le monde apparaît comme un écho de l’art était une constante dans mon travail, ni que mon intérêt pour les intérieurs s’apparentant à des installations trouvées remontait à si longtemps. Je ne m’attendais pas non plus à repérer une orientation à la fois conceptuelle et politique, souvent associée à une approche humoristique, dès mes premières photographies. » [12]

20 octobre 2005
T T+

[1Les Immatériaux.
Album (Le partage des conséquences)
Centre G. Pompidou, 1985

[2publié dans Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, pages 167 à 195

[3Bibliographie substantielle de Bernard Noël donnée par les éditions POL

[4Marc Augé, Non-lieux, Seuil, 1992, p. 69

[5Lynne Cohen expose du 7 janvier 2006 jusqu’au 11 février 2006 au “Kunstencentrum Netwerk” Aalst, Belgique, avec Bert Danckaert.
et Lynne Cohen : Camouflage (commissaire Diana Nemiroff)
du 13 février au 9 avril 2006
Carleton University, Ottawa, Canada

[6Camouflage, oeuvres de Lynne Cohen, texte de Lynne Cohen, Éditeur Le point du Jour, 2005

[7Galilée, 1974, p.14

[8Bernard Noël, Journal du regard, P.O.L., 1988, p.11

[9Le rien est l’objet du désir.
Daniel Arasse, Histoires de peintures,
France Culture /Denoël, 2004, p.210

[10“jeu” selon Novalis, cité par Claude Simon à la fin du Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p.30, où les photographies « jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses ».

[11Le Vide après tout, Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 168

[12texte écrit par Lynne Cohen pour Camouflage