Entretien avec Julien Viteau / 1
En 2020, Cécile Wajsbrot a été la première écrivaine résidente à la librairie Vendredi, période pendant laquelle l’irruption du covid a modifié le rapport au présent comme au futur d’une partie de la population mondiale. Cécile travaillait alors à l’écriture de Nevermore, roman bouleversant paru en février 2021 aux éditions Le bruit du temps [1].
Quelques semaines plus tard, alors même que nous ne nous étions jamais rencontrées et que j’ignorais encore que je prendrais sa suite d’écrivaine résidente chez Vendredi, Lucie Taïeb nous a proposé de faire un entretien pour remue.net – entretien auquel nous avons choisi de donner une suite après notre première et marquante rencontre le mois dernier.
Privée de public pendant sa résidence comme l’étaient par la force des choses Vendredi et les librairies en général, Cécile a mené un entretien avec Julien Viteau et c’est ce texte qu’à mon tour je poursuis après l’avoir saisi au vol tel un flambeau.
Entretien – 1
Librairie/poésie
Marcelline Delbecq :
Dans l’entretien que tu as mené avec Cécile, tu livres, à mon sens, une parole rare : celle d’un homme dont l’intensité de la vie – passée, présente – donne à son intérêt pour la littérature et les livres une force d’autant plus prégnante. J’en reprendrai quelques extraits au fil de celui-ci pour en prolonger la réflexion, la contredire aussi si tu le souhaites, et voulais avant tout savoir ce qu’aujourd’hui, tandis que « l’inquiétance des temps » chère à Alexander Klügge est d’une fervente actualité, tu envisages comme étant le rôle de la ou du libraire dans la ville, dans la vie des autres ? Et non seulement le rôle des libraires en général, mais le tien en particulier, dans tout ce que tu mets en place pour le jouer et sans avoir « jamais le sentiment de travailler ».
Julien Viteau :
Howards End de Forster s’ouvre par une lettre de la jeune Hélène à sa sœur Margaret. Hélène lui raconte ses impressions sur la famille Wilcox et leur grande maison à la campagne. Elle bavarde gaiement puis, certainement prise d’un léger remords pour cette narration futile, elle se justifie « si je t’inflige tout ceci, c’est en souvenir d’une opinion à toi : la vie, me disais-tu un jour, est tantôt la vie, tantôt simplement du théâtre ; prière de les distinguer ». Cette opinion de Margaret, on peut la placer très haut. Si elle invite à bien distinguer la vie et le théâtre, elle ne regarde pas le théâtre comme une modalité trop dégradée de l’existence. Nos vies sont tantôt ceci, tantôt cela. La librairie, je la pense donc comme un théâtre et cette scène m’intéresse beaucoup. Il ne faut pas trop donner le sentiment de travailler pour laisser la meilleure place au jeu. Cette scène de la librairie, ce n’est pas celle du libraire seul – et la figure du libraire autoritaire ou charismatique est heureusement à l’agonie (le charisme est une manière terrifiante d’exercer une puissance et c’est un pouvoir dont il faut absolument se défaire quand on le possède). Je vois une scène partagée où les clients interprètent, pas moins que moi, et souvent mieux, leur personnage. Certains clients restent silencieux, effacés. Il y en a que j’aime beaucoup sans leur avoir jamais parlé. C’est un très petit théâtre la librairie Vendredi. Tout se joue sous notre regard.
A la fin, il sera toujours temps de se demander : « La pièce était-elle ou non drôle ? » Et de répondre, sans doute : parfois, c’était drôle et parfois non. Hors scène, il y a la vie. Bien distinguer. Cet effort pour faire disparaître l’effort – où peut s’abimer l’existence – il pèse son poids. Mais n’y a-t-il rien de plus dégradant que la plainte du libraire ? Cette plainte, elle est vieille comme le monde. C’est encore une question de pouvoir, une stratégie de domination. Deleuze a très bien vu que tout pouvoir (et tout le pouvoir même) passe nécessairement par une distribution des affects. Le moyen le plus sûr de garder une position, c’est de convaincre ceux qui la convoiteraient qu’elle implique de trop grandes servitudes.
MD :
Ces derniers temps, j’ai vu à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux que des librairies fermaient. Hier l’Impromptu, rue Sedaine, a mis la clé sous la porte. Or tu sembles aller à rebours des difficultés actuelles, puisque tu as participé à création de la très prolixe maison d’édition L’Extrême contemporain et codirige la librairie EXC, ouverte en mars face à la Maison de la Poésie et qui propose une sélection aussi pointue qu’incontournable, d’une intemporelle et remarquable actualité [2].
Tu es toi-même un grand lecteur de poésie, seuls livres de ta propre bibliothèque que tu as choisi de conserver « parce qu’il n’y a rien que la poésie n’ait dit ou pensé ». Ossip Mandelstam disait que « La poésie, c’est de l’air volé ». Est-ce que tout ce qui a été dit ou pensé par la poésie est dans l’air et qu’il « suffit » de l’attraper ? Est-ce que tout ce qui a été dit et pensé, voire écrit, est fait pour s’évaporer ?
JV :
Je suis incompétent pour parler de poésie. J’ai toujours un peu honte. Je peux la lire, l’éditer, en écrire rarement, mais en parler, c’est difficile. Cela tient au fait que la poésie, pour moi, c’est d’abord une langue. Et quand on parle une langue, on est heureusement inconscient de la parler – sauf dans certaines situations particulières où les mots nous manquent ou dans les incompréhensions amicales ou amoureuses quand la langue nous abandonne complètement. Je ne crois pas comme Mandelstam que la poésie soit de « l’air volé ». Et je dois ajouter que je ne vois aucune poésie dans le monde. Pour moi, le monde parle en prose. Et si la poésie transforme ou, pire, transcende quelque chose, une autre langue pourrait parfaitement le faire. La poésie n’est supérieure en rien mais, enfin, c’est la poésie.
Te répondant sur la poésie, tu dois savoir que je vis en ce moment une expérience de lecteur qui précise mon rapport avec elle. Depuis quelques mois, mon fils me donne à lire ce qu’il écrit. Je ne peux rien dire de l’effet que cela me fait – parce qu’il engage trop de sentiments – mais je peux partager une chose cependant. J’ai toujours poursuivi un idéal d’égalité avec mes deux enfants. Cette égalité, elle n’est pas donnée évidemment. Il faut la faire advenir dans l’inquiétude de la verticalité où nous sommes comme parents. Il n’y a rien dans ma vie qui ne m’ait à ce point remanié, de bout en bout (ou de haut en bas), que d’être père. Bref, dans ces discussions où nous parlons et lisons de la poésie – et parfois sa poésie – je comprends que la poésie est communiste. Le communisme, ce n’est pas la poésie mais la poésie, c’est le communisme. Dans cet ordre précisément. Hier, jusque tard, nous avons parlé d’une image à lui très belle. Il était question « des arbres qui n’ont jamais ployé sous la gêne ». Dans cette discussion, le communisme était comme un plan d’immanence où nous étions abrités des rapports mortifères au pouvoir, débarrassés de la pesante filiation, absolument nous-mêmes comme des égaux. Et beaucoup d’autres, présents ou absents, ont été embarqués dans cette révolution (parce que les poètes se lisent avec d’autres poètes, cet exercice infini des comparaisons qui déclassent et où devrait toujours être la promesse communiste). J’ai parlé d’Auden (« Quand les bourrasques les attaquent, / les arbres sont toujours stupéfaits, / mais ne demandent jamais pourquoi »), moi qui ploie souvent sous la gêne et demande toujours pourquoi (ce qui fait que je ne suis pas un arbre). J’ai parlé d’Oppen que je lis sans cesse (mais à qui je n’aurais rien pu apprendre de ce qu’il en est du communisme et de la poésie). Un lecteur un peu attentif pensera peut-être que l’arbre est généalogique et la gêne, génétique. Mais après tout la psychanalyse, telle que je la comprends, c’est aussi le communisme ou un moment du communisme.