Vendredi et d’autres jours 2/
Et voici le début d’un entretien avec Julien Viteau, qui a repris la librairie Vendredi il y a cinq ans. Avec José, qui le seconde depuis quatre ans, il fait vivre ces lieux inspirés où souffle l’esprit du Temps - à ne pas confondre avec l’air du temps. Cent ans, non de solitude mais d’échanges, de paroles et d’écrits. Cent ans de lectures enfouies ou révélées, et sur les étagères qui s’élèvent si haut qu’elles semblent se prolonger à l’infini, le temps multiplié. Dans tous ces livres combien de recherches, de visions, de pensées en attente d’être découvertes ?
Quelles premières lectures t’ont marqué ?
Tout d’abord, mon livre d’apprentissage de la lecture en classe préparatoire. Le personnage principal s’appelait Rémi. Il vivait dans une forêt. Ce prénom est resté un sésame pour moi. Je suis l’ami des Rémi.
Ensuite, un album du père Castor, intitulé Vieux frère de petit balai. L’histoire d’un balayeur sénégalais qui trouve un gant d’enfant et l’accroche à son balai pour retrouver son propriétaire. Aujourd’hui, cette histoire tomberait sous le coup de "l’appropriation culturelle" mais, pour moi, elle a eu une importance considérable. Vers 7-8 ans, avec Agnès Barbier, ma meilleure amie, nous faisions un journal de quartier, recopié en quelques exemplaires, avec des feuilles de papier carbone. J’ai interviewé le balayeur immigré. Cela a dû lui paraitre étrange et légèrement "tiers-mondiste". Quand j’ai repris la librairie Vendredi, Gilberte de Poncheville (qui connaissait l’histoire) m’a offert ce livre dans son édition d’origine.
Plus tard, vers 11-12 ans, les livres de la Comtesse de Ségur. Jusqu’à sa mort, mon grand-père les relisait chaque année (ou presque). Cette passion pour la Comtesse de Ségur me paraît aujourd’hui une chose bien étrange. Elle m’a poussé à faire une enquête très prenante vers 12 ans. J’ai, d’abord, écrit à l’archiviste d’Hachette qui m’a reçu plusieurs mercredis avec une patience incroyable. J’ai aussi passé une annonce dans le cahier Paris de Télérama, en mentionnant mon âge et mon téléphone pour obtenir des documents. J’ai reçu un nombre considérable d’appels de pédophiles mais aussi celui d’une vieille dame très aimable, Mlle Ioana Seicaresco. Elle avait la nostalgie des vieilles noblesses et je me souviens qu’elle fleurissait les tombes d’aristocrates russes. Elle m’a envoyé une grosse enveloppe de coupures de presse et une lettre très aimable. Le 3 novembre 1984, elle a été assassinée au 60 boulevard de Clichy par Thierry Paulin.
A 13 ans, la bibliothécaire de ma ville m’a autorisé à emprunter dans la section "adultes". C’est l’un des moments les plus exaltants de mon enfance. J’ai choisi Un homme d’Oriana Fallaci. Elle y raconte la vie et son histoire d’amour avec Alexandros Panagoulis depuis son arrestation en 1968 jusqu’à sa mort en 1976. Oriana Fallaci n’a pas très bien tourné par la suite mais dans ce livre, elle est impeccable. En t’écrivant cela, je comprends - et cela me trouble - pourquoi ce livre m’a tant marqué. Entrer dans la section "adultes" de la littérature aura, peut-être, signifié pour moi qu’un chant d’amour (et de lutte) pouvait s’adresser à "un homme".