Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy

A Jean Onimus

" Libre rêverie ", parce que c’est ainsi finalement qu’on lit spontanément la poésie, se laissant prendre au jeu des formes, y associant sans contrainte les siennes propres, trouvant son bien où l’on peut, où cela vient, et toujours finalement travaillé par deux énigmes : celle de cette écriture qui se donne, et dont bien des signes vous échappent , et puis celle, au secret encore, que la rencontre éveille en vous et qui peut-être restera très longtemps à travailler la parole à votre insu avant de trouver elle-même sa propre forme,- ou non...

Dans Les Planches courbes deux adresses explicites au lecteur, du moins est-ce ainsi que je les interprète, le désignent comme " passant " ; il est en premier lieu incité précisément à laisser jouer son imagination : " Imagine, passant,/ Nos recommencements, nos hâtes, nos confiances " ; replace-toi par la rêverie dans ce temps des origines pour y retrouver le sens de la présence.

La seconde adresse suppose plus clairement encore une méthode de lecture de la poésie ; elle place le lecteur dans une position d’écoute qui, à mon sens, l’éloigne d’une attitude " critique " dont la nécessaire distanciation conduit d’abord à objectiver le poème en le soumettant à l’épreuve d’un regard : " Passant, ce sont des mots. Mais plus que lire / je veux que tu écoutes ". C’est-à-dire que tu entres dans la reconnaissance d’un rythme, et donc que tu t’ouvres à celle d’un temps autre où s’offre, se donne, une parole.

Je me ferai d’abord, pour parler comme Bachelard, " rêveur " de barque.

Pas tout à fait un rêveur de " canot ", celui-ci étant d’abord voué à la mer, voire au grand large, " là où la crête de l’océan s’ébouriffe ", comme Bonnefoy le montre dans Le Canot de Samuel Beckett, mais pas non plus un rêveur de " plate ", celle-ci étant plutôt destinée aux rivières et aux marais. La barque, si constamment présente chez Bonnefoy, la barque sur le fleuve, inspire au marinier / marin de longues méditations d’intériorité confiante et heureuse ; mais elle le pousse aussi à glisser du côté de la rive étrangère jusqu’à entendre parfois " crisser " ce sable inconnu " sous la proue ", ou encore à se diriger vers l’estuaire au risque de s’y perdre, s’il arrive que, sous le poids de la charge, la barque s’enfonce ; et l’eau alors recouvre les planches et livre le nautonier et ceux qu’il passait aux " abîmes qui s’entrouvrent ".

La barque a encore ceci de programmatique, contrairement toujours à la plate, qu’elle a un avant et un arrière, proue et poupe. En cela elle est bateau vraiment, douée de sens, de direction, toujours tournée vers. Elle donne un abri, à l’avant, dans ce sein que forment les planches recourbées, au " plus creux " de quoi l’on peut se tenir " couché " dans l’ " odeur de goudron et de colle " qui parle fort à l’âme du marinier :

Or, dans ce même rêve
Je suis couché au plus creux d’une barque,
Le front, les yeux contre ses planches courbes
Où j’écoute cogner le bas du fleuve.
Et tout d’un coup cette proue se soulève,
J’imagine que là, déjà, c’est l’estuaire (...)

La " barque " offre donc à l’oeuvre de Bonnefoy, tout au long de sa genèse, un réservoir sensible d’images pour dire son expérience de la condition humaine et plus précisément celle de la condition de poète.

Et se fonde par là même une fidélité.

Rien n’est plus émouvant que de voir se répéter dans Les Planches courbes le creusement infini des mêmes questions, qui est une façon d’être au monde audacieuse et sourde, " plus sourd(e) que les cerveaux d’enfants ", et qui inlassablement cultive sa querelle propre ; ce dernier poème revient sur ses passées, celles de toujours, et me semble redire par là même implicitement ce qui une fois fut affirmé, que " l’imperfection est la cime ", formule qu’on peut encore entendre ainsi : c’est l’inachevable qui est la loi de toute oeuvre juste, comme il est sans doute la vérité de toute vie.

Mais je dis bien réservoir " sensible ", car l’image n’est pas un détour métaphorique, ou symbolique, pour illustrer un concept ou lui donner je ne sais quelles couleurs de la vie. Elle est en effet si naturellement liée à la vie, elle répond si exactement à l’expérience du réel, qu’elle s’impose comme parole nécessaire. Parole éprouvée finalement comme première, même s’il a fallu, pour reconnaître sa nécessité, perdre d’abord le langage et croire se perdre dans cette perte même, faire l’épreuve de l’incapacité des mots à vous relier au monde, avant de les voir faire retour et porter dans un rythme autre, inouï, qui les rend uniques, tout le poids de l’énigme. Seconds en ce sens. Comme ailleurs Bonnefoy parle d’une " terre seconde ".

On comprendra mieux alors l’importance de cette " barque " et de ce " fleuve ". De quoi ils sont témoins.

La courbure des planches de " l’avant ", y peut être le signe du consentement de l’esprit à se laisser travailler par " l’inconnu " et " l’impensable " : la proue, au sein de laquelle, donc, il arrive qu’on s’abrite, est presque toujours tournée du côté de l’estuaire, vers ce lieu d’ouverture énigmatique, déjà " pris(e) dans le bruit des voûtes de la mer " ; là où le risque est grand, mais l’enjeu splendide, de se dissoudre, de se disperser ; " Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes/ débordant de choses fermées, nous regardons/ A la proue de notre périple toute une eau noire/ s’ouvrir presque et se refuser ".

Et c’est là aussi, à la proue " où des ombres se groupent " qu’on peut entendre encore cette voix toujours vivante, " mon bien unique ", écrit Bonnefoy, elle qui accepte d’ " errer comme à l’avant incertain de soi " où la parole parfois se " disloque ", où la proue s’entrouvre, où les planches " se desserrent ". Cette voix vient de l’enfance, non pas comme vous piégerait une mauvaise nostalgie, mais comme vous porterait toujours, originelle, une confiance immédiate dans le monde dont Dieu lui-même, étranger qu’il est à notre finitude, est jaloux . Voix étrange, pour la raison adulte, d’un enfant " Nous regardant avec la gaucherie/de l’esprit qui reprend à son origine/ sa tâche de lumière dans l’énigme. "

Voix, donc, qui ne cesse de parler clair malgré tout le temps écoulé, " Et plus tard on l’entend / Seul dans sa voix/ Comme s’il allait nu/ Sur une plage ". Ce dont elle témoigne c’est, comme le dirait aussi Proust, du fait qu’il y eut un temps " où l’on croyait aux choses ". Elle a déposé pour toujours en vous la lumière de cette époque d’unité où beauté et vérité se confondaient dans une seule expérience du réel. Et c’est cela aussi que Bonnefoy nomme " Beauté de Fleuve ", exprimant par là non seulement le calme et la puissance d’un ordre des choses gardien de la vie " en son lieu de naissance " - ce fleuve est à la fois toujours le même et toujours autre selon Héraclite - mais aussi ce sentiment d’une surabondance des choses, comme si un comble de présence avait été la marque de cette époque des origines : je note en effet comme revient souvent dans ce dernier livre la formule " trop de " : appliquée par exemple à l’action du vent du soir qui répand " trop de graines " ; mais on trouve aussi : " trop de rêves ", " trop de jour ", " trop l’âge encore de l’espérance "...

Peut-être est-ce aussi que le temps lui-même n’était pas encore venu " déchirer " comme un fer " l’étoffe de la danse ", " trop de " désignant alors non plus seulement la surabondance mais la précarité de cette surabondance ou encore son caractère illusoire. Et pourtant l’herbe était bien à l’origine " sans mémoire " ; on pouvait là sourire " comme avant qu’il y ait langage " : serait-ce que, comme le suppose l’intuition rilkéenne, on était proche de ce temps où l’on n’avait pas encore été " retourné ".

Du moins la mort même, dont on pressentait bien que la barque – cette autre barque – " Touchait la vitre, et demandait rivage ", apparaissait-elle confondue dans l’ordre simple des choses, aussi simplement sans doute que tout désir alors se voyait satisfait.

Et c’est à nouveau la figure maternelle – " Si proche était ce sein/ Du besoin des lèvres qu’ils se persuadaient/ Que mourir est simple " - qui revient environner l’espace et l’entourer dans sa propre courbure :

Il se souvient
De quand deux mains terrestres attiraient
Sa tête, le pressaient
Sur des genoux de chaleur éternelle.

Le " courbe " est constamment présent dans ce livre comme une donnée immédiate de l’imaginaire dès que la parole se voit sommée de rendre compte de la manière dont la conscience perçoit son rapport au monde. Et cela n’est pas seulement dû à la présence de la barque, ou à celle de la figure maternelle qui presque toujours " se penche " ; sauf à dire que quelque chose comme une tendresse enveloppante monte du cœur des choses contre l’agressivité même du temps qui les marque.

Voyez la présence du " sein ". Par exemple : " La terre est le sein nu où notre vie repose/ Et des souffles nous environnent " ; ou encore : " Terre/ L’ étoffe de la pluie se plaquait sur toi./ C’était comme le sein /Qu’eût rêvé un peintre ". Le sein, mais aussi la main dont le creux recueille la neige ou l’eau fugitives ; et puis le " creux " lui même – déjà Verlaine : " l’espoir luit comme un caillou dans un creux "... - le creux comme disposition gracieuse des êtres du monde à accueillir : le son de la voix lointaine " au creux duquel rajeunirait le monde ", et alors un " désir de danser " vous " enveloppe " ; le creux, ou le courbe, que dessinent certains gestes comme celui de " clore (les) paupières ", de se " pencher l’un vers l’autre " ; le creux auquel consent parfois en rêve le temps, " Ici le temps se creuse, c’est déjà/ L’eau éternelle à bouger dans l’écume " ; la courbe du fruit que la " feuille parfaite ourle à jamais dans l’arbre " ...

Toutes perceptions de l’unité, dont l’enfance a déposé en vous la trace au cours d’expériences fondatrices dont on ne peut " faire qu’elles ne remontent dans (la) parole " comme incitation impérieuse à écrire. Au contraire, il convient d’y être fidèle et d’interroger ce temps-là, sa " voix lointaine " dont le chant se fait toujours entendre malgré la distance, voix encore audible de " la vie murée dans la vie ", de l’interroger avec autant de constance et d’humble fidélité que Cérès part à la recherche de Perséphone.Cependant nous savons aussi qu’" Il n’est de regard que dans ce qui meurt ", et qu’une autre exigence de fidélité nous requiert, celle qui nous lie à la finitude et à la communauté des hommes.

Et c’est bien dans cela qu’est engagé tout le travail de poésie, dans le noeud de cette double fidélité à laquelle correspond aussi un double risque : fidélité, oui, à la voix lointaine dont on voudrait que jamais le chant ne cesse mais dont on craint aussi qu’elle ne vous enveloppe dans l’illusion de son " eau éternelle " : " Partout en nous rien que l’humble mensonge/ Des mots qui offrent plus que ce qui est/ Ou disent autre chose que ce qui est " ; et puis fidélité tout autant au seul réel qu’il nous soit donné de connaître dans ce temps que travaille la mort nécessaire. Et ce qui compte alors, c’est le " frémissement de la main qui touche la promesse d’une autre ". Mais avec, cette fois-ci, un autre risque, celui de l’oubli, celui de perdre à jamais la trace de la voix.

Vivre en poésie n’est peut-être pas autre chose qu’apprendre à reconnaître cette double donne :

" La vie s’achèvera,/ La vie demeure. " et à faire en sorte que la parole maintienne ouvertes dans les mots les deux figures de la contradiction ; qu’elle dise à la fois la présence et l’absence, " Que l’absence, le mot/ Ne soient qu’un, à jamais/ Dans la chose simple ".

Et s’il est vrai que parler en poésie fut toute une vie apprendre comment associer l’absence à la parole, que pourrait être, que sera la mort alors, sinon ce moment accepté, reconnu, où le mot et l’absence, précisément, en viendront à se " dissocier "

Comme brillance et eau quittent la main
Où fond la neige.

Il me semble que c’est cet estuaire-là que peut aussi apprendre à reconnaître la poésie, qui est barque elle-même, capable de porter jusque dans l’inconnu, et assumant le risque de son possible naufrage, tout le poids de la finitude. L’inconnu : cette ouverture vers un grand ciel sombre où plus aucune des protections anciennes n’est visible, où les planches courbes se disloquent sous la pression du flot qui recouvre la lisse, mais vers où le nautonier passe cependant, le portant sur ses épaules, un enfant solitaire et orphelin, dont le poids lui rappelle qu’il revient à chacun d’inventer la parole qui le reliera aux autres en vérité sans pour autant rien renier de la beauté.

Attendant simplement, et comme en une confiance retrouvée, celle qui, légère et " dansante " " jouera à clore nos paupières ".

Et alors :

Ecoute, dirait-elle, les mots se taisent,
Leur son n’est plus qu’un bruit, et le bruit cesse.

Jean-Marie Barnaud, février 2002

23 avril 2002
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