Munch par éclats de conflit narratif

Dominique Dussidour révèle le conflit narratif d’une rupture amoureuse et montre l’éclat d’une œuvre picturale éclatée.


Dominique Dussidour a vu les Munch de la collection Stenersen et découvre la norvégienne Tulla Larsen cent ans exactement après le peintre [1] :
C’est grâce à elle Tulla Larsen que j’ai décidé de raconter l’histoire d’ Edvard Munch, peintre norvégien.
...cheveux roux, lèvres rouges, robe violette au col entrouvert, yeux souriants, se détachant à peine du fond vert, un portrait peint dans des tons sourds, huile, 30 sur 40. A-t-il été saisi dès qu’il l’a vue ? Moi, oui.

Pour voir ce qu’a vu l’auteur de Et si c’est l’enfer qu’il voit, je m’arrête devant La Mort de Marat, une peinture portée en gestation pendant neuf ans par Munch depuis le souvenir très vif de son premier face à face avec la toile du musée de Bruxelles. Je relis les pages que Michel Butor a consacrées au tableau de David : « Dans l’écrivain le peintre se peint comme déjà spectateur, dans le lecteur il peint le spectateur comme déjà peintre » [2]. J’écoute les mots du livre qui sonnent « comme un long cri sans fin traversant la nature ».

J’entends parler d’une rencontre inévitable, comme inextricable, entre Edvard et Tulla, d’autant plus embrouillée qu’ « un conflit narratif jaillit des récits qui ne concordent pas ». Pourtant la composition de l’espace pictural de La Mort de Marat, peinture datée de 1907, est d’une facture géométrique sans équivoque : l’homme horizontal sur le lit, la femme verticale à côté, deux lignes qui se croisent au centre du tableau, deux corps nus côte à côte qui ne se touchent pas, l’un figé dans la mort, l’autre figée dans la vie.

Trois récits, trois manières de raconter la rupture entre le peintre et la plus grande passion amoureuse de sa vie, Tulla Larsen, la fille d’une grande famille d’armateurs d’Oslo qui fréquentait les mêmes lieux “branchés” de l’époque que le peintre.

Premier récit.
Tulla noyée par désespoir dans le fjord de Christiania.
L’amant s’approche des cheveux roux ruisselant sur le sol, il donne un dernier baiser.
La “noyée” lui demande de l’épouser.

Deuxième récit.
Dispute publique.
Munch parle pommes manière Cézanne.
Tulla parle mariage.
Larsen sort un révolver de son sac à main, un coup part,
Munch est blessé à la main.

Troisième récit
Une part représentative de la peinture La Mort de Marat.
Une nouvelle d’Edvard Munch traduite par Dominique Dussidour :

[...]
Une violente convulsion traverse tout le corps de M., il la regarde avec fureur, s’affaisse sur lui-même, tend les bras.
Elle se tient toujours immobile à la porte de la cuisine.
Elle avance vers lui.
La tête de M. part en arrière.
Que veux-tu faire avec ce revolver ? demande-t-elle.
Il ne répond pas - pose le revolver contre sa main.
Il est chargé ?
Le coup part, emplissant la pièce de fumée.
M. se tient droit - le sang coule de sa main - il regarde autour de lui sans rien comprendre - et s’abat sur le lit.

« Ce qui ne me tue pas, me rend fort » Edvard a lu Nietzsche et Munch a fait son portrait.
La lecture du livre est en partages de vision et d’émotion d’une œuvre qui fut longtemps sous-estimée. C’est sans doute là [3], à partir des années 1907-1910 [4], au-delà des genres et catégories, « symbolisme », « expressionnisme » où Munch est souvent trop rapidement claquemuré, qu’une force vitale éclatante de lucidité méfiante, coléreuse et douloureuse, sans faiblesses, jusqu’à la fin de l’œuvre, s’exprime.

Une nouvelle Meurtrière ?
Les faits, la fiction, la rencontre avec Tulla Larsen, l’affrontement, la rupture se métamorphosent en assassinat de Marat par Charlotte Corday.
La Mort de Marat exposée à Paris au Salon des Indépendants « à côté des Braque, Derain, Rouault, « ce bataillon de fumistes », nous appelait la critique, on était en 1908, Paul Gauguin était mort depuis cinq ans, Pablo Picasso venait de peindre Les Demoiselles d’Avignon. Je suis retourné à Warnemünde, j’aimais les rues de Warnemünde qui m’obligeaient à boire.
Kierkegaard a raison, écrit Dominique Dussidour : « Le système a beau être en tout point parfait, la réalité a beau dépasser toutes les prévisions, le doute n’en est pas vaincu pour autant : il ne fait que commencer ». Charlotte Corday a effectivement surgi de l’eau de la baignoire avec son couteau. Tulla Larsen la remplace raide dans une frontalité verticale de momie, nichée dans l’espace d’une chambre verte qui est aussi le lieu du crime.

Autre angle de la perception : une chambre close de la conscience où l’homme est seulement ivre-mort. Alors la tâche rouge, n’est que matière et dès le crépuscule, le peintre échappe à son corps, bascule dans la peinture verte de la paroi du fond, elle-même maculée de points rouges. La figure une fois encore est sans doute le fond, un support solide d’une forme noire détachée du corps de la meurtrière. Première ombre, ombre ultime, dans une pluie d’éclats sanguins, suspendu l’amour à l’informe ombre.

J’ai repris une toile, remis à nu l’homme et la femme. Sa main droite à lui et sa main gauche à elle se touchent mais ce n’est que perspective picturale, trop de sang avait coulé : le drap est cimenté du rouge de la blessure, la nappe qui recouvre la table est une palette de rouges chassant sur les jambes de la femme qui en est éclaboussée, derrière elle le mur est vert là où il n’est pas rouge, sous lui le drap est bleu là où il n’est pas rouge, un beau charivari s’est donné avant que lui tombe à la diagonale, un sacré tohu-bohu a régné avant qu’elle se pétrifie debout.

Les lignes verticales de la femme se rabattent sur les lignes horizontales de l’homme. Mais dans La chambre verte, les horizontales tiennent bon. « Il arrive un moment dans la vie où l’on connaît plus de morts que de vivants », remarquait François Truffaut. Cette constatation est aussi, trop tôt, celle du jeune Edvard : sa vie commence avec la mort de sa mère et de sa sœur et recommence avec la mort feinte de sa maîtresse, cette femme qu’il avait autrefois aimée en vert. L’un et l’autre savaient que l’on entretient avec certains morts des relations aussi agressives et passionnées qu’avec les vivants.
Un meurtre avait été tenté : il y avait donc une victime. Il y avait une victime : il fallait une meurtrière. Et qui est le plus mort et qui est le plus vivant ?

Munch commence un tableau, encore un autre. Dominique Dusssidour montre que c’est le même. La Meurtrière, toujours la même mort violente recommencée, refigurée, représentée : peinte.
La peinture c’est son épine dans la chair. Il sent ainsi encore qu’il souffre et s’il souffre c’est qu’il est vivant. Il se regarde le visage dans la couleur verte qui dégouline. Il peut désormais se voir couler ainsi avec sérénité. Il n’est plus le coupable, mais le corps qui produit la variation des rouges qui s’obstinent à éclater de la surface colorée du bouquet : « elle a dissimulé une arme dans son bouquet de fleurs, elle va offrir un couteau à la place de son cœur. »

Marat n’a pas encore reçu la lettre. Munch a reçu le geste qui sauve : il peint. « Je t’empêcherai d’accomplir ce meurtre de moi et j’oublierai d’accomplir ce meurtre de toi. »
Les amateurs d’art seront reconnaissants à la romancière d’avoir privilégié les moments de la création du peintre postérieurs à La Mort de Marat. Munch est alors “guéri” de ses passions les plus morbides. Le peintre travaille à l’atelier.
J’aime croire que le mot « atelier » vient de l’ancien français « astelle » lui-même déplacé d’un mot latin “stella” : étoile. L’atelier est le lieu de tous les éclats, le livre aussi. Tout en servant “l’art du roman”, Dominique Dussidour réalise un “roman de l’art” et renouvelle ainsi par éclats la narration historique d’un espace littéraire, art et vie confondus, seulement pour en faire sortir une étincelle, comme l’oncle Franck racontant une histoire aux enfants.

La fenêtre est large ouverte sur les pommiers de la nuit, si la nuit est étoilée il peindra une Nuit étoilée.


Dominique Dussidour est membre du comité de rédaction de remue.net.

19 juin 2006
T T+

[1Le livre est intitulé
ET SI C’EST L’ENFER QU’IL VOIT...Dans l’atelier d’Edvard Munch, à paraître en novembre 2006, dans la collection L’un et l’autre, Gallimard.

[2Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Skira, 1969, Champs Flammarion, p. 130

[3comme les expositions londoniennes "Munch by Himself" et "Selfportrait", l’ont montré

[41907 : année du Marat assassiné par Corday - 1910 : les autoportraits dominent la création de Munch