Un poème
Les poèmes de circonstances peuvent être parfois de vrais poèmes. Tel celui-ci, de Krzysztof Czyżewski - poète, essayiste et éditeur polonais vivant à la frontière de la Lituanie, créateur de la fondation Pogranicze (Borderland) ayant accueilli un groupe d’artistes et d’auteurs ukrainiens - qui sera publié en Pologne dans un livre dont les droits seront reversés aux familles ukrainiennes. Liliana Orlowska traduit du polonais en français et du français en polonais et vit à Strasbourg.
Larme d’un clown
insupportable dans la nuit vide de l’homme
du crépuscule de la chute elle soulève ceux qui ne dorment pas
sous le pont de Skakun pour défendre Boutcha
elle coule sur le visage
de la Terre ensanglantée
avec la grimace d’Irpin
Terriens plongez y la plume des stylos
cette encre écrit encore la vérité
ce mot abattu avec le corps de Kharkiv
renoncez à vos raisons
au profit d’un cœur qui compatit
devant la révolte de Kiiv
mettez-vous à la hauteur du regard
du clown qui ne s’incline pas devant les hommes d’État
il reste tut à contre-courant sur le pont de Zaporijia
dans ses yeux se tiennent
cette femme enceinte sur une civière
et le maire d’Hostomel
d’un linceul de larme il enveloppe la lumière des morts
et d’une ride du Dniepr s’écoule dans le cœur de la nation
il avance vers vous sur la rive grecque d’Odessa
il vient chercher vos rêves
jusqu’à Rome
il porte la Crimée trahie
il porte une larme d’enfant autre que celle d’Ivan
au nom de laquelle tout est permis les russes
ont alors criblé de balles l’école maternelle de Starobilsk
non il ne rendra pas le billet
penché au-dessus de chacun
sur les décombres de Kherson
il avance plus loin que la puissance du monstre
depuis l’enfer du ciel ouvert il avance
vers vous sur ce pont rozbombiony de l’Europe
avec la larme d’un everyman
il porte le cri de la morale
depuis Marioupol
lui d’Alep de Sarajevo de Varsovie
lui de Guernica de Grozny et de Massada
il porte la maison des âgés tués à Kreminna
vous avez peur du clown
vous noués dans votre cravate
tranquillisés par l’œil à demi-fermé de la Chine
c’est avec de fausses valeurs que vous séparez la beauté
du bien vous les orphelins de la vérité
vous perdez la trace du méridien de Czernowitz
vous dites que le clown
a été abandonné
par un Juif de Kryvyï Rih
mais cette larme d’une tragédie qui se répète
qui oserait l’effacer du visage
figé par le cri muet de Babi Yar
un autre s’avance vers vous
sans lire de feuille
il vous contera la Russie
faites-lui une place pour qu’il pénètre dans votre cœur
celui qui voit clairement l’obscurité et qui s’agenouille
auprès de ceux qui sont morts en attendant le pain à Tchernichiv
la larme d’un clown
transforme la Terre
peremoha vient de l’Ukraine
Notes :
La nuit vide : dans la tradition slave, c’est la nuit où l’on veille une personne décédée, cette nuit précède son enterrement.
Le pont de Skakun : le pont sur la flèche d’Arabat, qui a explosé le premier jour de la guerre ; c’est ce qui a ralenti l’armée russe qui avançait depuis la Crimée en direction de la ville de Melitopol ; cet acte héroïque a été accompli par le sapeur de la 35 brigade d’infanterie de marine Vitali Skakun.
Tut – rozbombiony – peremoha : trois mots d’origine ukrainienne :
tut – se réfère aux mots du président Volodymyr Zelenski, enregistrés par lui sur un téléphone portable tout au début de la guerre lorsque les Américains lui ont proposé de l’aide pour s’enfuir du pays : Ja tut ! - je suis ici, à Kiiv, avec les soldats, la nation et j’y resterai jusqu’au bout.
rozbombiony – le pont bombardé, à partir du ciel ouvert que l’Europe et le monde ne veulent pas fermer aux avions et aux bombes russes.
peremoha – la victoire ; un mot particulier, différent de celui qui désigne la fin d’un combat en latin « victoria », plus proche du mot polonais « przezwyciężyć » (vaincre), qui souligne le long chemin d’une transformation ; la fin d’une guerre ce n’est pas encore la victoire.
femme enceinte sur une civière : une femme portée sur un brancard d’une maternité bombardée à Marioupol ; ni elle ni l’enfant n’ont survécu.
Rome et la Crimée : l’auteur se réfère à une expression polonaise « Où est Rome, où est la Crimée », qui désigne des phénomènes ou des lieux qui n’ont rien en commun ; le poème conteste cette séparation, ces endroits qui symbolisent l’Est et l’Ouest, il souligne qu’il existe entre eux un lien de coresponsabilité, de trahison et de faute.
Larme… autre que celle d’Ivan… ne rendra pas le billet : c’est le fil conducteur du poème : l’opposition entre une larme d’Ivan (Karamazov) et celle du clown (Zelenski) – Ivan au nom d’une seule larme née de la souffrance d’un enfant innocent conteste l’ordre du monde créé par Dieu – il lui rend son billet, ne veut pas de son paradis, il renonce à sa foi et devient un nihiliste auquel « tout est permis » ; au nom de cette seule idée il est prêt à piétiner la vie des autres, à imposer un pouvoir absolu et à outrager la vraie vie. La larme d’un clown, par opposition à l’attitude d’un nihiliste qui se détourne de la vie réelle, se tourne vers les hommes, le clown est tut (ici) avec chacun.
le maire d’Hostomel : le maire d’une ville près de Kiiv, Yuri Prylipko, tué par balles par les Russes.
Trace d’un méridien de Czernowitz : une allusion aux mots de Paul Celan, né à Czernowitz : « Je trouve le lien qui, comme le poème, mène à la rencontre. (…) je trouve… un méridien. » (Traduction de Jean Launay).
Juif de Kryvyï Rih : le président Zelenski est né dans une famille juive de Kryvyï Rih ; de nombreux commentateurs perçoivent ainsi le parcours de vie du président : il a été comédien et à présent il est devenu un vrai chef d’Etat en laissant « cet autre » clown derrière lui ; le poème semble dire autre chose – il est devenu un dirigeant étonnant parce qu’il a conservé ce clown en lui, et qu’il reste fidèle à cette larme du clown.
Babi Yar : lieu des plus grandes exécutions de Juifs pendant la Shoah en Ukraine, situé près de Kiiv ; aujourd’hui il est redevenu à nouveau un « ravin de la mort » - 5 personnes ont perdu leur vie à cause d’une bombe qui a été larguée par les Russes ; bien sûr, on ne peut pas comparer ce chiffre aux 150 000 victimes exécutées ici pendant la Deuxième Guerre mondiale (à part les Juifs, il y avait aussi des Ukrainiens, des Polonais et des Roms), néanmoins il y a une dimension symbolique à laquelle fait référence W. Zelenski en s’adressant au monde avec cette question rhétorique : A quoi bon répéter « Plus jamais » ?