Hélène Sanguinetti | Le Héros


  Le Héros est poème narratif divisé en onze chapitres :
  1. Un fils (page 7)
  2. L’étendue (p.17)
  3. La ville (p. 22)
  4. La bataille (p.26)
  5. Elles (p. 38)
  6. Un pauvre (p. 58)
  7. Le canal (p.70)
  8. Les maisons (p.91)
  9. Le repas (p. 110)
  10. La victoire (p.118)
  11. Le fossé (p. 142)

  Poésie longue à l’encontre du poème bref de trois vers, une strophe tenant seule, ou du poème moyen réglé sur le sonnet, toujours la norme, quatorze vers plus ou moins deux.
  Le poème long, très long, change tout : place aux personnages, aux plaines, aux montagnes, aux fleuves dans leurs longueurs, à des « comme si » confrontés à des « ce qui arriva » ; les ciels sont très hauts, variés, puissants, les ombres microscopiques nous y renvoient.
  On lit attentivement cette poésie narrative qui étend les pouvoirs de la poésie comme on étudia, il y a longtemps et pour les mêmes raisons, les livres de Gunnar Ekelöf [1], comme on lit les poèmes-fleuves de Jacques Darras [2].
  Comme eux Hélène Sanguinetti invente dans un très grand arc de temps, légendes présentes.

  Le Héros se présente à la vue comme un poème régulier : sur chaque page trois blocs, strophes, paragraphes.

Le Héros, pages 62 et 63


  Régularité sur quoi se règlent l’allure, les écarts, les pauses, les accélérés.
  Les blancs entre blocs sont des longueurs de temps pendant lesquelles quoi se prolonge, quoi bourgeonne, quoi naît.

  De façon analogue dans chaque chapitre, dans chaque phrase, grands blancs : un très grand nombre d’événements, un très grand nombre de mots se sont écoulés entre chaque fait, entre chaque mot, seuls quelques restent et engendrent grands espaces, grandes durées entre eux.

Cela fut cela sera, et qui, Héros, quoi pour l’ombre, quoi pour le fronton, le peint en rouge décadent, Héros comme fut et sera je change de chemise j’épouse cette fille au balcon avec un chat [3],

  Fut, est, sera : du même mouvement – le futur prend dans le passé, le futur prend dans le présent, est présent tenu, prolongé, duré, et cette transformation continue du temps transforme la phrase, élargit son horizon, donne un air de légende à tout.

  Dans ce poème tout est en faits et gestes : ce qu’on entend, ce qu’on voit. Et défile vite.
  Le Héros se regarde voir ce qui l’entoure et ce regard fait une foule.

ENTREZ ! ENTREZ ! Et il salue l’immense foule amassée, et les chevaux aux torses fumants, aux naseaux fumants, Mes Immenses Mes Avides Mes Bêtes, il les serre contre lui, ses yeux roulant au ciel il leur dit des mots inouïs vraiment, le Héros [4] !


  Dehors, dans la nuit, s’endormir, les petites bêtes alors sont immenses, l’espace dans lequel résonne l’aboiement du chien est agrandi d’autant.

Il a posé ses hanches sur le sable, le Héros, lourde guêpe mourir se colle sur sa jambe, la nuit est restée dans le jour – Moi aussi, je reste contre toi et j’écoute, Le chien qui aboie qui sent et Le chien qui veut manger [5].


  Héros : un fils : celui qu’on perdra. Tout enfant qu’on perdra.
  Où va-t-il ? À quelle guerre va-t-il ? Pour quelle conquête ? On ne sait pas : on n’en rapporte rien.
  Pas même des paroles, des récits, des Merveilles du Monde à la Marco Polo.
  Quelle lutte, quelle violence, quelle victoire, sur quoi, contre qui, sur qui ? On ne sait pas, c’est sans objet. Il y a ce mouvement qui prend toutes des vies et c’est tout.

Il recule s’assoit en tremblant sur une marche devant la gare noire, le Héros ! Lui manque la petite maison, lui manque le bruit de l’eau dans la caisse. La fille attend son bus, chantonnant sur un ongle ––––––––––– il lui ouvrirait son cœur [6].


  
Qu’est-ce qui peut être sauvé du monde ? Aucune bataille, aucun roi, aucune date, aucun empire, et donc pas de défaite non plus, ni même vraiment de vaincus, seulement des héros ou plutôt ce qui reste des héros dans leur départ, dans leur retour : de la poussière aux semelles, un rayon lumineux, la vue du fossé dans lequel on bascule ; pas la victoire (« bataille n’avait pas lieu d’être » dit UN AUTRE [7]) – le chapitre 11 s’intitule : Le fossé ; tout finit dans le fossé.

  Hélène Sanguinetti sauve la légende.
  À ceux qui vivent dans l’instant, dans ce qu’ils croient être un instant à eux mais qui n’est rien, seulement reprise de ce qui est partout, imposition reproduite sans sursaut, elle dit : vous êtes dans le passé et dans le futur passé répété, vous et cette chèvre, cette passion, cette herbe, cette eau posée sur le rebord de la fenêtre, vous êtes dans le très lointain passé et dans le maintenant, l’ici présent, dans le départ…
  Peut-être cela : sauvés d’un présent factice.
  Alors elle sauve un vagabond, un Petit Bourreau aux Lèvres Sucrées, Éplorée, femme qui tordait ses tresses, Crochue, Frisette, Gracieuse, Marthe au revolver, Jacquotte, Une Cruelle,

Tu redeviens le prince, ou le sultan aux yeux – le cheval monté dans les nuages, moi emportée serrée au-dessus des draps, la mer [8],

  et elle sauve jusqu’à l’invraisemblable : Flore, Flocon, UNE VOISINE, PHILOMÈNE, DANIEL, Natalina qui assiste au feu d’artifice donné au nouveau pont après guerre, Et ce devait être une grande émotion en chacun de voir ceux qu’on venait de combattre, et les frères de ceux qu’on avait tués la veille se sourire dans la tombée du soir, se faire des signes et des coucous d’une rive à l’autre [9],

  Il y a un rêve : d’une fin du combat, de tout combat, de repos.
  Un autre : de départ du foyer, d’en allée. On n’emporte rien ; on ne sait plus, n’a jamais su pourquoi c’était – là cette absence, cet oubli.

  Voici la fin :

Étaient tous hommes et femmes héros, Toutes et tous dans le camion qui bringuebale sur la piste de là-bas, y furent,

sont ici, seront, […]

[…]

D’autres camions y furent terribles camions bardés, et des mourants pleurant seront encore autant que terre tourne, Fossé regorgera

[…]

Tous le savent, Fossé c’est colline –––––––––––––– vu du fond

Tous le savent, sont debout, bras le long, les yeux devant, le plus, sur rien, nous avons à transmettre, nous avons à transmettre, vie a été donnée, vie rendue

[…]

Ainsi, adieu Héros, bonheur aux suivants, oh, chance à tous

Derrière la fenêtre, regard sur les oiseaux, froid d’hiver, jeux, sépultures, jeux,



  Hélène Sanguinetti, Le Héros, Collection Poésie, Flammarion 2008.

  D’Hélène Sanguinetti sur remue :
  Ô III ;
  L’écouter lire, lors de la nuit remue de juin 2006, un passage de Alparegho pareil à rien (Comp’Act / L’ACT MEM).

  Une note de lecture d’Angèle Paoli sur Le Héros - et des notes prises en cours de lecture par Florence Trocmé.

  


19 août 2008
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[1Diwan sur le prince d’Emgion, La Légende de Fatumeh (Diwan, II) ; Guide pour les enfers (Diwan, III) ; tous traduits du suédois par Carl Gustav Bjurström et André Mathieu, collection Du monde entier, Gallimard.

[2La Maye, un fleuve côtier long d’une trentaine de kilomètres qui se jette en Baie de Somme – et un poème en plusieurs chants, La Maye, dont les cinq premiers sont parus : La Maye (I), In’hui, Amiens 1988 ; Le petit affluent de la Maye (II), Trois Cailloux, Amiens, 1993 ; L’embouchure de la Maye dans les vagues de la Manche (III), Le Cri, Bruxelles 2000 ; Van Eyck et les Rivières, dont la Maye (IV), Le Cri Bruxelles, 1996 ; Un chamois sur la Tête de la Maye (V) paru sous le titre Vous n’avez pas le Vertige ?, Gallimard/L’Arbalète, Paris, 2004 ; auxquels il faut ajouter deux fragments des livres VI et VII : Moi j’aime la Belgique !, Gallimard/L’Arbalète, Paris 2001 et Andrea Doria à Gênes avec un chat, Lanore, Paris 2003.

[3In chapitre 9, Le repas, p. 116.

[4Avant-dernière strophe du premier chapitre, Un fils, p.16.

[5In chapitre 2, L’étendue, p. 21.

[6In chapitre 3, La ville, p. 25.

[7In chapitre 10, La victoire, page 120.

[8In chapitre 5, Elles, p. 41.

[9In chapitre 10, La victoire, p.133.