Mathieu Bénézet : la déchirure
A lire aussi : Je ne suis pas Mathieu Bénézet, entretien de Corinne Godmer avec Mathieu Bénézet.
Poésie de la souffrance déclinée au long terme, l’œuvre de Mathieu Bénézet s’enracine en douleur, en déchirure interne. Déchirure de l’écrivain qui s’interroge sur le pourquoi écrire. Déchirure de l’écriture qui s’élide sur la page et s’y expérimente, multipliant les genres. Déchirure du corps également à qui il prête voix. La violence de son expression, inquiétante, alterne avec un désespoir profond qui figure une descente aux enfers si réellement mise en scène qu’elle semble renvoyer à la personne derrière l’écrivain, les deux se confondant alors en un même dérangeant. L’humour demeure pourtant présent et déroutant. En témoigne ce titre L’histoire de la peinture en trois volumes [1] qui bien sûr ne concerne pas la peinture et se concentre en un recueil. Humour inattendu également lorsque la fin d’un ouvrage consacre une pleine page aux « noms non cités », bien entendu mentionnés .
L’amusement pointe mais la souffrance sourd encore et le flux jaillissant ne tarde pas à reprendre. Nourrie de la douleur, cette poésie se noue dans cette structure d’opposition liant réflexion et résistance. Résistance à l’écriture qui est remise en cause mais continue malgré tout, réflexion sur cette même parole qui poursuit son dire en s’interrogeant sur son pourquoi, l’œuvre de Mathieu Bénézet semble tournoyer sur elle-même en un vertigineux tourbillon brouillant les genres et les codes.
Les titres se révèlent ainsi explicites dans leur volonté d’exprimer ou au contraire de voiler le contenu de l’ouvrage. L’histoire de la peinture en trois volumes, au titre déroutant, nous renvoie à un recueil versifié de poèmes très courts, souvent drôles et particulièrement poétiques dans leur retournement de la langue et du sens. Très beau recueil, celui-ci se prolonge par une dédicace d’Aragon : « Il faut être fou pour écrire sur la poésie. (…) Je suis fou parce que je reconnais, prétends reconnaître l’inconnaissable, ou crois le reconnaître, pour quelques lignes courtes ou longues, allant ou non à la ligne, je suis fou parce que je parie sur un poète de vingt et un ans, de plus ou de moins, qui s’appelle, s’est appelé, s’appellera Mathieu Bénézet. A moins qu’il change de casquette. Je suis fou parce que je dis que c’est un poète. On dira que je suis fou. Alors, c’est un poète. » Et nous de le suivre volontiers dans la folie …
Mathieu Bénézet accentue également la présence du corps à qui il donne titre avec les deux parties de Ceci est mon corps [2], composées de mélanges, alternance de poèmes, de récits et de proses, mêlés de réflexions quant au pourquoi de la poésie. Accompagnant les morts dont il rappelle la mémoire, le chant se veut ici célébration des disparus comme un apaisement pour le poète, lui permettant de se reconstruire en même temps qu’il raccommode le monde. Du monde des morts à celui des vivants, Le travail d’amour - De langue [3] , composé en vers, s’adresse à l’autre dans sa composante amoureuse en s’inscrivant volontiers sous une teinte noire.
L’amant, invoqué comme un ultime secours, apparaît comme celui susceptible de remplacer le poème. L’écriture, de plus en plus saccadée, s’apaise toutefois après la troisième section du recueil qui insiste sur la douleur de vivre et s’interroge sur la possibilité d’ « habiter en poète ». Aucune certitude cependant pour celui dont l’œuvre s’enracine autour du motif de l’enfance, possible métaphore de l’angoisse, poétique ou non … Cette angoisse s’éprouve également dans la solitude, posée sur le titre mais dérivée vers l’autre, Votre solitude [4] se nouant également autour de l’enfance et de la mort, déclinée dès le premier titre qui donne nom à la section Ce que pèse la mort. L’adresse se porte ici vers l’autre poétique qu’il soit nommé, Mallarmé, « F.H. » qui désigne Hölderlin, ou bien par allusion-citation, « l’ouvert » et la « rose », au sein du même poème , nous renvoyant à Rilke comme à d’autres figures mythiques de la poésie. L’interrogation sur la langue, sur le pourquoi écrire, affleure à nouveau, dans une dynamique différente de celle du précédent recueil. L’écriture semble ici lasse, désabusée.
Un changement s’amorce avec le recueil suivant Les XXXX suivis de Trente-neuf quatrains [5] dont la première partie s’attache aux motifs déjà évoqués de la mémoire et de l’enfance. La mélancolie est cependant désignée, le poète apparaissant comme celui qui oscille entre douleur et besoin de continuer, malgré tout : « … poète vivre des douleurs / dans la même posture de désirs et de ruines » (VII.), son rôle de nomination face au monde se voyant réaffirmé. L’amour, la mort, convoquées en un même vers, se rapprochent de la déchirure, une autre association mêlant très curieusement « destruction » et « rythme » (XX.) en une possible définition du poème. Les quatrains se composent quant à eux de mots déposés en tirets, la teinte noire revenant avec insistance. Le vers le plus construit se recentre sur une poésie : « une figure s’affaiblit – / en ligne – pour chanter » (3.) qui semble impuissante à prolonger son chant. Le recueil suivant, Ode à la poésie [6] apparaît pourtant comme une nouvelle tentative. Un motif rilkéen, la mention des jeunes morts dont il s’agit de chanter le requiem, avoisine ainsi la nomination d’autres poètes, Virgile, Chénier, Malherbe. Plus étonnant est ce rapprochement entre « Gérard », qui désigne De Nerval, et Rilke, tous deux figurés près d’une cabine téléphonique. Est-ce à dire que la voix poétique de la douleur se pare ici de modernité ? Les noms de Akhmatova et Mandelstam viennent cependant rappeler la difficulté du dire, l’un et l’autre s’étant vus soumis à une force contre laquelle luttait le poème, les conditions particulières de la diffusion de l’œuvre de Mandelstam nous ramenant à une symbolique de la mémoire. Autre symbole, la mention d’un « pavot noir » qui semble renvoyer au premier recueil de Paul Celan, Pavot et mémoire, centré sur le travail de mémoire mais nommé et représenté par le pavot, la fleur de l’oubli, ingrédient fondamental de la cuisine juive. Travail de mémoire, la mention de l’enfance, rapprochée de la poésie, est à nouveau évoquée, le recueil unissant les deux motifs grâce au nom de Novalis : « Novalis qui écrivit parce que tout cri / devient une voyelle est-ce l’enfance / d’avoir écrit ». La poésie ne s’apparente plus à un chant mais à un cri que l’écriture s’efforce de dépasser en lui donnant des mots. L’adresse à l’autre prend sens dans ce désir de nommer comme de reconnaître, sa souffrance propre, celle de l’alter ego. Ce sont dès lors des figures de poètes convoqués dans L’Océan jusqu’à toi [7] en une interrogation sur l’écriture puisque Baudelaire devient « Baud » et Trakl s’étend sur deux vers en une césure du « l ». Figures convoquées mais déviées, le recueil s’interroge sur le sens de la poésie perçue comme un « divorce » tandis que le travail d’expérimentation autour de l’écriture dans la deuxième partie du recueil nous signifie une mise en scène de la mise à mort du poème …
L’aphonie de Hegel [8] enfin se présente comme le dernier recueil de poésie et jusque dans son titre même, comme un renoncement. Il tente d’associer le poème à une traduction dans cette possibilité de lier une langue à une autre, de restaurer la langue d’origine. Il permet également au poète de dialoguer avec lui-même, de s’interroger sur son lien à la poésie. Présentée comme une coupure, une jeunesse à balayer ou une déchirure, celle-ci s’avère cependant impuissante à prononcer les mots de l’apaisement : « Or il est dit deux fois que la disposition des lignes / en vers ne préserve nullement de la destruction ». Ce recueil s’attache dès lors à évoquer ce que la poésie ne représente plus pour le poète : « Elle ne dit plus le silence et / le cri Elle ne dit plus ». La deuxième partie de l’oeuvre, Orphée imprécation, tente encore de mener un dialogue, la voix d’Eurydice défendant la possibilité de la poésie et nous rappelant l’espoir qu’elle a pu apporter. Mais les titres des sections, Orphée imprécation, Dors maintenant Orphée, confortent cette décision que commentera Mathieu Bénézet : "mon affaire, c’est le sens, et je crois que quelque chose s’est bouclé pour moi dans le travail du poème avec L’Aphonie de Hegel. Non pas que je ne puisse pas ne pas en écrire d’autres, mais cela, le sens même de cette tâche, s’est achevé dans sa propre boucle, comme si une sorte de clôture était venue délimiter une aire, la rendant alors plus du tout franchissable". [9] Ce sentiment que le cercle se referme n’ôte cependant pas l’idée d’une souffrance tournant et retournant sur elle-même en une boucle qui jamais ne s’achève.
Poète de la souffrance qu’il expérimente à travers différentes écritures, Mathieu Bénézet apparaît comme une figure de la souffrance qui peine à être mise en mots. Derrière cette souffrance se profile cependant le lien à la mort sur lequel Mathieu Bénézet reviendra : "Le roman parle sous la menace de la mort, mais parvient à la conjurer en racontant des histoires, alors que la poésie a son point culminant dans l’envahissement de la mort. La comparaison dont use le roman consiste à retarder le moment où l’on se trouvera tatoué par la mort" . Ses recueils les plus tournés vers un dialogue avec la poésie, Ode à la poésie, Trente-neuf Quatrains, Aphonie de Hegel, évoquent de fait une barque, indissociable de l’image du passeur et de celle du passage, en une référence implicite à Charon que vient conforter ce rapprochement : « Cette mort que craint la poésie ; et que, pourtant, elle dit. » [10] . Mort et souffrance, souffrance de la mort, l’écriture de Mathieu Bénézet se heurte à l’impossible dire en une oscillation sans cesse perceptible entre violence et angoisse, volonté de maintenir le chant et tentation du renoncement.
[1] L’histoire de la peinture en trois volumes , Préface d’Aragon, Gallimard, 1968
[2] Ceci est mon corps, Flammarion, 1979
[3] Le travail d’amour - De langue, Flammarion, 1984
[4] Votre solitude, Seghers, 1988
[5] Les XXXX ; (suivis de) Trente-neuf quatrains : Juin 1985-Février 1987, Comp’Act 1989
[6] Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987), William Blake & Co, 1992
[7] L’Océan jusqu’à toi, Flammarion, 1994
[8] L’aphonie de Hegel, Obsidiane, 2000
[9] Le Matricule des Anges n° 031, Emmanuel Laugier, juillet-août 2000
[10] « Mon cœur mis à vif », Haine de la poésie, C. Bourgois, 1979, p 26