Ralentie
Ralentie, on tâte le pouls des choses ; on y ronfle ; on a tout le temps ;
tranquillement, toute la vie.
On gobe les sons, on les gobe tranquillement ; toute la vie.
On vit dans son soulier.
On y fait le ménage.
On n’a plus besoin de se serrer.
On a tout le temps.
On déguste.
On rit dans son poing.
On ne croit plus qu’on sait.
On n’a plus besoin de compter.
On est heureuse en buvant ; on est heureuse en ne buvant pas.
On est, on a le temps.
On est la ralentie.
On est sortie des courants d’air.
On a le sourire du sabot.
On n’est plus fatiguée.
On n’est plus touchée.
On a des genoux au bout des pieds.
On n’a plus honte sous la cloche.
On a vendu ses monts.
On a posé son œuf, on a posé ses nerfs. [1]
Après un juillet tumultueux (dont témoignait la précédente lettre de la rédaction - qu’il est encore temps de lire), août s’est alangui le temps d’une respiration. Quelques veilleurs sont néanmoins restés à pied-d’œuvre sur le pont. Saluons donc ces fidèles qui ont su résister aux sirènes de l’été pour nous offrir un écho de leurs admirations et de leurs pérégrinations.
Chapeau d’abord à Philippe Rahmy [2] qui après avoir lancé une invitation à suivre Sabine Huynh en taxi dans Jérusalem, ) [3]
Traque du langage... Danse et mouvement perpétuel de l’écriture affrontant sa nécessité. Dispositif dont se dégage, comme un mort se relevant du tombeau, une créature de lettres à mi-distance entre le vivant et la chose, mi-humaine, mi-urbaine.
nous entraine dans l’univers de l’écrivain italien Pierre Lepori [4] qui décrit dans Sans peau un processus de "métamorphose par calcination" tel qu’il se donne à lire à travers les lettres échangées entre deux hommes reliés par le crime commis par l’un et subi par l’autre,
et offre ensuite la chronique longtemps différée de sa rencontre avec les Acrobaties dessinées de Sandra Moussempès et de l’écoute du cd qu’il livre. Plus qu’une note de lecture, son propos est une réflexion sur la façon dont on rencontre un texte, dont on lui résiste, dont on cherche à le faire taire en soi, pour finalement y revenir et succomber à son charme.
Tout est affaire de proportion. Un honnête lecteur peut s’abstenir de raconter sa lecture. Il en éprouvera une vague fatigue, une raideur dans la nuque, vite oubliées. Jamais il ne saura que le livre qu’il a lu, et dont il s’est abstenu de parler, au mépris du texte qui exigeait son essor, un essor féroce, une extase d’oiseau, lui sucera la moelle, lui volera une journée de sa vie en représailles. Cette même journée, le texte la lui aurait offerte, s’il avait fait l’effort de raconter sa lecture. S’il en avait témoigné.
En cinq tentatives, véritable feu d’artifice littéraire et musical, il dessine les contours d’une expérience intense, celle d’un mouvement d’approche fascinée et de rejet violent d’un texte dont, une fois le charme retrouvé, il peut enfin écrire :
Livre au format étrange, étiré en largeur, comme conçu pour accueillir le hors-champ. L’ouvrir. Présence. Présence du langage dans l’air. Lire. Puissance descriptive de la poésie de Sandra Moussempès. (...) Pourtant, comment ne pas vivre les descriptions comme le lieu d’un précipité de mémoire, faisant feu de tout bois, de toute réalité, intérieure et extérieure, comme le magma d’une parole ayant durci verticalement, à l’image de la colonne vertébrale de l’écrivain, chaque fois que son esprit et son corps se compriment dans sa voix ? Comment ne pas voir, en chaque description, un pilier du pont qui porte la narration ?
Fidèle parmi les fidèles, il faut aussi citer Jacques Josse qui, toujours avec la même générosité et la même sensibilité, partage ses trouvailles de dénicheur d’auteurs. En août c’est à trois reprises qu’il ouvre sa bibliothèque pour proposer aux lecteurs de partir à l’aventure avec Joël Bastard "dans une voiture volée après une course poursuite qui dure depuis bientôt une heure. » (Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune avec des encres de Patrick Devreux), pour accompagner Emmanuel Ruben dans sa recherche d’une Algérie qui a vu naître son grand-père le marin, peut-être voisin d’Albert Camus, l’orphelin ( Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu) et se laisser emporter par la poésie de Pierre Drogi dont il dit qu’elle est faite "du souffle, des fulgurances, des impulsions qui piègent la conscience et des émotions qui traversent le corps fébrile du promeneur aux aguets." (Animales suivi de Suite azyme & Porte-lune. Et il cite :
« joué à l’homme
— à la cervelle de bois -
toute une année
tout un an
loin du but. »
En août, Fabienne Swiatly continue à faire preuve d’un éclectisme réjouissant dans le choix des phrases qu’elle met en ligne, une fois par semaine, depuis bientôt une année. Se sont ainsi succédé un philosophe (Gilles Deleuze), un poète belge (Werner Lambersy), un jardinier (Gilles Clément) et une poète syrienne Maram al-Masri dont les mots résonnent tragiquement en cette fin d’été :
Cercueils, cercueils
cadeaux onéreux
pour le mariage de la liberté.
Du sommaire d’août, on peut dire encore qu’il se fait éloge de la patience : avec Pascal Gibourg et son exercice différé de la lecture, avec Benoît Vincent qui a lu Muette d’Éric Pessan avant même qu’il ne soit en librairie [5] et avec Guénaël Boutouillet qui évoque le travail de Cathie Barreau pour faire vivre la maison de Julien Gracq et annonce que bien que le chantier ne soit pas terminé, si grande est l’énergie suscitée, que déjà démarrent des résidences hors-les-murs.
De l’énergie, il en faut aussi pour voyager, déplacer les points cardinaux et sauter à pieds joints par-dessus les frontières... Catherine Pomparat le sait bien qui nous embarque avec elle dans une traversée de L.O.I.N. en compagnie de Marie Borel : "Tout espacement porte loin l’ombre d’un point absent. Seule une méridienne se souvient."
Regarder vers le futur n’exclut pas de se souvenir. C’est ce qu’a fait en août Lise Béninca. Après avoir porté attention à quelques objets extirpés d’un capharnaüm (un menu de noces d’or, un paquet de petit gris... ) - elle inaugure un atelier d’écriture offert à des salariés d’Emmaüs Défi par la lecture du Je me souviens de Georges Perec et propose comme premier objet à rêver un miroir et huit reflets - "Moi, dans le miroir, je regarde mes cicatrices."
Sur ce, finie la ralentie, une pirouette, un salut et on repart.
Vite.
Un mot encore : si vous en avez le temps et l’occasion, notez sur vos agendas, deux suites à propos de Nécessaire et urgent dont il a été question ici même en avril dernier :
* le 27 septembre, Nécessaire et urgent sera présenté au festival ActOral, à Marseille, dans une mise en scène d’Hubert Colas retransmise par France-Culture ;
* jusqu’au 28 septembre 2013 : « Continuum » avec Markus Strieder, une exposition pour laquelle Annie Zadek a retranscrit les 524 questions de Nécessaire et urgent sur un mur du Lieu d’art de Pont-en-Royans, dans le Vercors.
[1] Henri Michaux, "La ralentie" (extrait)
[2] Lecteur, certes Philippe Rahmy l’est, mais aussi et tout autant, grand écrivain. Tant pis si j’anticipe sur la lettre de septembre : il me faut dire tout de suite que Béton armé est un livre éblouissant qu’il ne faut pas rater : il fera date.
[3] Texte accompagné de photographies d’Anne Collongues.
[5] Oui, maintenant, c’est bon : si vous ne l’avez pas déjà fait, vous pouvez courir chez votre libraire.