Aude Pivin | Lecture de HKZ d’Antoine Mouton
Pour la première fois je ne sais pas commencer un article. J’ai l’impression que je risque de dénaturer le texte à chaque mot. J’ai l’impression qu’écrire sur ce texte c’est forcément mal dire.
Et ce n’est pas parce que dès l’ouverture Antoine Mouton dit de son amie qu’elle sentait l’urine, c’est parce que c’est un livre de et et de et.
De déliaison et persistance de l’amitié.
Qui parle de la même chose et ne redit pas la même chose alors que les jours se répètent autour d’un même sujet, les deux dernières années de la vie d’une femme, très chère amie de l’auteur qui s’appelait Hermine.
C’est un livre à part ; rien ne ressemble à ce livre. Ce n’est pas un journal, ce n’est pas un récit, ce n’est pas un poème et ce n’est pas tout cela à la fois.
Je pourrais faire une liste de mot clés : liens, amitié, délicatesse. Je ne peux pas davantage rater le livre que de chercher les mots justes pour le décrire.
Je pourrais dire : c’est un livre risqué car il n’est pas seulement délicat. Il dit aussi que la fin d’une vie ne sent pas la rose.
D’ailleurs j’ai pensé : c’est fou de parler d’incontinence dans les première pages d’un livre. J’ai presque pensé : ça ne se fait pas, ce n’est pas très poli. Mais la mort vient chercher les êtres avec ses coups bas, sombres et imprévisibles, et le livre parle de ce qu’est la vie dans la vie et de la mort dans la vie.
Alors je vois en creux, ce qui reste de l’amitié quand le corps se délite, de celle qui disparaît peu à peu après avoir été : cette femme qui a joué toute sa vie sans totalement s’affranchir des règles du monde. Qui a joué sans trop se faire repérer, vécu en funambule en équilibre comme si elle était entrée dans un film de Rivette par une porte pour ne jamais en ressortir. Hermine, c’est Out 1. Légère et puissante, femme qui relie les mondes, passe de l’un à l’autre avec la fluidité, la mobilité propre à ces êtres-là. Une de ces créatures qui réenchante le réel, trouve des combinaisons, des secrets, des ouvroirs permanents avec le corps et le langage, comme ce mot qu’elle repêche d’un lapsus à la toute fin de sa vie : fataga (pour dire « je suis fatiguée »).
Mots clés : farce, espiègle. Bof. Pin et Puk iraient mieux à une femme comme Hermine même si le réel de Pin et Puk a blessé Hermine, l’a larguée (ces chiffres qu’elle ne trouve pas et l’empêchent de se servir de son téléphone portable). Les opérateurs du nouveau monde l’ont presque mise à la porte, avec tout le reste de la vie matérielle dont elle perd la logique, le sens commun (ne pas laisser ses plaques de cuisson allumées toute une nuit).
Une femme extraordinaire et en perdition.
Une femme entre deux.
C’est en évoquant la séparation du vivant de son amie qui se sépare du monde d’abord, puis d’elle-même, mais pas non plus complètement (l’âme jusqu’au bout ou les traces de cette âme merveilleuse quand la raison déraille, raison du livre) qu’il touche sur ce qu’est l’amitié (son cœur même). L’auteur nous entraîne au fin fond d’un service de gériatrie, au fin fond d’un Ehpad sans que ce soit ni angoissant ni oppressant. C’est là qu’il sonde l’amitié, pas quand c’était beau à la terrasse du Select ou lors d’une représentation théâtrale, mais quand son amie pénètre une zone grise.
Car avec Hermine, quand c’est devenu triste, elle reste, même dans un couloir d’hôpital, cette apparition, cette femme, cette fée, cette funambule, l’enfant en elle peut réapparaître à tout instant et enchanter le monde des visiteurs et des résidents d’hôpital.
Et quand elle-même risque de tomber de son fil, il y a quelqu’un pour l’aider à se maintenir en équilibre, quelqu’un pour la replacer sur le bon chemin d’un geste ou d’un mot : égarée dans le métro, à peine habillée, avec aux pieds des surchaussures bleues d’hôpital, quelqu’un la remet dans la bonne direction.
Et Antoine fait de même pour son amie, la remet dans la bonne direction, aidé des autres ami.e.s d’Hermine. Ensemble, ils font en sorte que cette fin soit la moins douloureuse possible, jusqu’à ce qu’Hermine dise sobrement d’elle-même, « je suis fataga », et puis s’efface le 30 avril 2021.
Je me rappelle le coup de téléphone échangé avec mon amie Véronique à la mort d’Hermine. Je suis à Hendaye sur un banc face à La Bidassoa. Je crois que c’est au cours de cet appel que Véronique m’a parlé d’un héron qu’elle avait vu dévorer les petits de la cane, je me rappelle son émotion et je sais que je ne regarde plus les hérons de la même manière depuis.
En juillet, Véronique m’a offert la réédition du magnifique livre d’Hermine Karagheuz sur Roger Blin, Une dette d’amour.
Je me demande, en refermant le livre d’Antoine, si on peut aussi parler d’une dette d’amitié.
Les amies ; les amis ; les ami.e.s.
Se risquer à l’aventure de l’amitié, en dépit des épreuves, toutes les épreuves, se risquer comme en amour (l’amour, cette version galopante de l’amitié).
Les amis ; les amies ; les ami.e.s.
Peut-être que finalement le seul mot qui tienne c’est le tout premier que j’ai textoté à Véronique dans mon élan enthousiaste, sans réfléchir, après avoir lu les 50 premières pages du livre d’Antoine Mouton : extraordinaire (mais extraordinaire).