Diogo Maia | Passer et chanter à gué (#8)



Je suis arrivé à A Coruña l’après-midi du 7 avril 2022, venu de Porto. Un petit quiproquo linguistique a marqué ma deuxième rencontre avec Xulio López Valcárcel [1], poète galicien très doux et précis. Cette fois-ci, on n’allait pas faire un entretien comme la dernière fois, et donc il n’y aurait pas de caméra ou de micro entre nous. On ne serait que tous les deux en promenade le long de ce bout de terre entouré d’océan. J’avais visité A Coruña, La Corogne, pour la première fois, à l’âge de six ans avec mes parents.

Au téléphone, j’avais dit à Xulio : « Chego às 16h à Rodoviária [2] », mais il s’est rendu à la gare de trains qui ne se trouve pas très loin. Xulio n’avait pas compris le mot portugais « rodoviária », qui n’existe pas dans la langue galicienne, ayant entendu, à la place, le mot « ferroviaria », un paronyme.

Quelquefois, le galicien et le portugais divergent et cela provoque des situations quelque peu compliquées et drôles. Il faut que vous sachiez que ces deux langues ont partagé le même chemin au Moyen Âge : elles ont formé une seule langue – le gallégo-portugais, langue des troubadours ibériques. Aujourd’hui, leur proximité, quelquefois apparente, nous fait plonger dans une douce confusion qui semble éloigner et rapprocher les gens des deux rives. C’est un mouvement historique qui s’empare de nous ; un mouvement à la fois de ressemblance et dissemblance linguistique et culturelle. J’ajouterai même que cette confusion semble être diluée dans le fleuve-frontière qu’on traverse – le Minho ou le Miño. Et cela est peut-être dans l’eau !

Quant aux gens – qu’ils soient portugais ou galiciens – ils ne cessent de le passer à gué grâce à leurs parlers, à leurs unions culturelles et amoureuses. Ils contredisent la séparation. Ils savent que c’est une affaire d’attirance, car on est, ici, sous l’effet d’un philtre ancien et très puissant !

À chaque fois que j’arrive en Galice (souvent je traverse à pied par le pont qui nous amène à Tui, l’autre rive de Valença), je suis toujours très nerveux à l’idée de me mettre à parler le galicien, langue si similaire à la mienne. Similaire mais très différente. En arrivant, je tente de garder toujours à l’esprit cette dualité subtile au moment de m’adresser à l’Autre de l’autre rive. Et ce sentiment de frontière s’avère souvent source de frustration, empêchant toute sorte de naturel : d’un coup, je me mets à parler une langue de mélange, comme s’il fallait quitter ma langue devenue soudainement incompréhensible. En Galice, je me sens fóra et fora et, quelquefois, dentro et dentro. Ma mère, lorsqu’elle croise la frontière, se met aussi à parler avec un accent étrange qu’elle ne peut pas arrêter. Le portugais, le sien, bifurque, remonte dans le temps, change de goût et devient un peu fou, inventif, et donc très marrant. On dirait qu’il est secoué par l’autre, par son double ! Tout cela est, peut-être, une conséquence du désir profond, enraciné en nous, de retourner à une branche commune. Le mouvement de frontière, ici, est une tentative d’amour.

La presqu’île :

A Coruña est une ville particulière, car c’est une péninsule dans la péninsule où la mer nous guette tout le temps. Dans le bus, je me disais : « Diogo, n’oublie pas de filmer cette fois-ci « l’adro dos silencios », la place des silences. Il s’agit, en fait, de la place la plus haute de la ville historique, et elle raconte, grâce à sa fontaine, les exploits d’une dame aimée par le peuple galicien, Maria Pita : femme vaillante qui s’est battue contre l’armée anglaise lors du siège de la ville en 1589. Cette place m’a renvoyé immédiatement à la figure de l’oiseau mut, muet, que l’on peut trouver dans quelques chansons d’amour des troubadours occitans. Ça faisait un an que j’avais commencé la lecture des poésies des troubadours sur une place publique de Marseille, la Halle Puget, qui, au contraire de la place galicienne, est beaucoup plus bruyante. La canso occitane est aujourd’hui, pour moi, un espace silencieux, car c’est difficile d’y pénétrer. L’oiseau, porte-parole de la poésie, devient silencieux si les conditions de l’amour n’y sont pas. Nous qui lisons ces poésies médiévales sommes aussi en silence, car l’espace d’amour, ciselé par ces poètes, est difficilement saisi par nos grilles, par notre temps et par notre langage. Un son muet flotte ainsi dans l’air. Il touche les deux côtés : la rive de celui qui écrit et l’autre rive – celle où se trouve le lecteur, le public. Comment briser le silence à la frontière ? Entre Portugais et Galiciens, ce silence, qui est, peut-être, le silence propre aux échange intimes entre eux depuis toujours, se brise doucement. Passer à gué est, pour moi, faire un bruit : c’est l’acte de parler, ou, si l’on veut utiliser le lexique des troubadours, c’est l’acte de chanter :

« Cantarte hei Galicia
Teus dulces cantares
Qu’así mo pediron
Na beira do mare.

Cantarte hei Galcia
Ma lengua gallega
Consolo dos males
Alivio das penas. »

 [3]

Le chant circule maintenant dans la tête grâce aux mots doux de Rosalía de Castro, la grande poétesse. Ils évoquent une nouvelle place, désormais à Porto : a praça da Galiza, place de Galice où son buste repose. Porto, ma maison, et A Coruña, ma destinée se trouvent na beira do mare, à beira do mar, au bord de la même mer qui tisse le lien familial : parenté par l’océan, parenté par les langues.

Revenons à la presqu’île :

Xulio et moi, nous avons pris le bus numéro 5, car il voulait me montrer l’étendue de la côte. A Coruña est une sorte d’énorme tête, entourée d’une chevelure infinie, l’océan. Depuis la fenêtre je voyais le déroulé de cette ville qui a pour élément de référence le plus vieux phare roman en marche – la tour d’Hercule. Xulio m’a montré d’autres éléments, tels que des piscines, des quartiers populaires, des ports de plaisances, un ancien casino, les bow-windows blanches qui font briller les immeubles, un énorme dôme qui sert à stocker la poudre de charbon, et une statue de l’écrivain Álvaro Cunqueiro dont le titre d’une œuvre, « Xente de aquí e de acolá » (Les gens d’ici et de là-bas), m’était resté gravé dans l’esprit.
Après une vingtaine de minutes de voyage en bus, nous sommes descendus Place de Pontevedra et, à partir de là, nous avons commencé notre promenade le long de la côte, vers Arteixo, à la recherche d’une ville sauvage aux ravins collés à l’océan. Le temps était frais, le ciel était très transparent et les montagnes vertes. Xulio me chantait les noms galiciens des plantes que l’on voyait du haut de la promenade et, à un moment, je lui ai dit : « Ah ce sont des genêts », et il m’a répondu « Non, c’est du toxo ! »

Sur les touffes du toxo [4], plante qui avait envahi doucement la côte atlantique et ses remparts obliques depuis quelques années, on voyait les oiseaux qui frôlaient la mer. Xulio me les montrait du doigt avec son regard aimable et rigoureux. Je me disais tout bas à moi-même : « Vaiamos, vaiamos, vaiamos, ver, mirar estes passáros que inundam a costa do seus cantares ». Mes mots et ceux de Xulio se prolongeaient par la canso de Fernando Esquio, troubadour qui, au Moyen Âge, chantait ses poésies pas loin de l’endroit où nous étions, sur la côte de Ferrol. Dans sa chanson, « Vaiamos, irmana, vaiamos dormir », [5] il demande aux chasseurs de ne pas tuer les oiseaux qui chantent.

La promenade s’est finie vers 17h par un détail important : Xulio m’a fait voir des strates géologiques qui parsemaient notre chemin de promenade. C’étaient des bouts de temps, des couches de terre enserrés par des clôtures en verre, installées de peur que les visiteurs s’en prennent à elles. Ces strates lui ont rappelé une petite fiction qu’il avait écrite il y a quelques années. Il s’est mis à me la raconter.

L’action se passe à l’endroit où nous nous trouvions, face aux strates. Il s’agit de la découverte, par un enfant, d’un tunnel merveilleux qui reliait l’intérieur de la mer à l’intérieur de la terre. Selon Xulio, ce lieu de passage serait exactement sous nos pieds. En l’écoutant, j’imaginais un tunnel sonore. Il se creusait avec nos échanges : entre Xulio et moi, entre le galicien et le portugais, entre la poésie de maintenant et celle, que j’ai prise comme horizon temporel, les sons et les mots entrelacés, la poésie des troubadours.



Décembre/2022

6 mars 2023
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[1Xulio López Valcárcel (Lugo, 1953-)

[2« Gare routière »

[3p.55, chant 1, IV, Rosalía de Castro, Cantares Gallegos, Vigo, éd. Galaxia, 2008. Traduction libre : « Je te chanterai Galice/Tes chants doux/C’est ce qu’ils m’ont demandé/Au bord de la mer/ Je te chanterai Galice/Ma langue galicienne/Consolation des maux/Soulagement des peines. »

[4« Ajonc d’Europe », Ulex europaeus

[5Voir la chanson de femme (cantiga de amigo), Vaiamos, irmana, vaiamos dormir Fernando Esquío.