On fait comme si
« Le mois de mars, ici, c’est déjà la fin de l’année. » Les profs m’expliquent que les séances d’AP vont se compter sur les doigts des deux mains. Je ne sais plus ce que veut dire « AP », mais peu importe : mes ateliers d’écriture avec les Première ont lieu sur ces créneaux, une fois par semaine. Il faut prendre en compte les vacances d’avril et le stage de juin : je me rends donc à l’évidence, je ne les verrai plus beaucoup. Jusqu’à présent, j’avais l’habitude de faire comme si nos séances étaient illimitées, car le grand luxe de cette résidence est de travailler sur un temps long : on peut essayer des choses, pour les ajuster ensuite… et voir venir. Je pouvais me projeter dans un avenir un peu flou (voire carrément fou) : organiser une restitution publique de nos ateliers, inviter des tas de gens dans des conditions idéales (et l’idéal, on le sait, méconnaît les gestes barrières). J’étais frustré par la fermeture des musées, mais j’imaginais vaguement que nous pourrions emmener les élèves visiter une expo à la fin de l’année. Mais voilà : on approche du bout. Et ça devient difficile d’y croire. Je n’ai pas encore dit : impossible. Une hypothèse raisonnable consisterait à participer à un événement de plein air : une manifestation culturelle parcourue par un vent salutaire, qui disperserait le virus que l’un ou l’une d’entre nous, inévitablement, trimballe comme le mistigri.
Une classe de Première travaille sur son chef-d’œuvre en lien avec ma résidence. Ce nom de « chef-d’œuvre » m’amuse, car je me souviens l’avoir utilisé quelquefois, mais toujours au négatif, pour dire : « Je ne cherche pas à écrire un chef-d’œuvre. » Mon ambition n’est pas de publier un monument qui fera date ; je crois être plutôt un de ces écrivains qui accumule des petites choses, intéressantes sans être extraordinaires, et qui tranquillement, en mettant tout ça bout à bout, construit un puzzle. Le chef-d’œuvre, dans un lycée professionnel, c’est un gros morceau de l’épreuve du bac : les élèves y travaillent à cheval sur les années de Première et de Terminale. Dans ce cadre, cette classe se consacre à l’étude de la chaîne du livre à travers un cas pratique : l’édition des textes écrits pendant mes ateliers. Comment fabrique-t-on un livre, comment le commercialise-t-on ? J’oublie de dire ceci : ils préparent un bac pro Gestion-Administration. Alors, le temps d’une séance de questions-réponses, on cesse de parler de création artistique… et on parle boutique.
Je dis comment et combien je suis payé quand j’écris ; je parle aussi des autres métiers, complémentaires du mien. Quand j’étais étudiant en graphisme, j’ai appris à mettre en pages un livre ; j’ai fait un stage en imprimerie et un autre aux éditions Denoël ; pendant les vacances, je travaillais comme vendeur chez Gibert Jeune ; plus tard, j’ai été l’associé d’un éditeur indépendant et, avec lui, j’ai démarché des diffuseurs, j’ai signé des contrats d’auteur, j’ai parlé à des représentants. Je ne prétends pas expliquer aux élèves toute la chaîne du livre ; je partage seulement mon expérience ; je leur dis aussi que cette fameuse « chaîne » n’est pas la panacée, et qu’on peut faire de la littérature sur le web, en circuit-court : directement de l’auteur au lecteur — et réciproquement (car le lecteur peut être auteur à son tour). On peut aussi rester dans cette chaîne en court-circuitant ses maillons, voire en les piratant : aujourd’hui, je bricole une aventure éditoriale de A à Z avec mon ami Guillaume Marie : c’est de l’artisanat proche du fanzine, avec financement participatif, mais on vend aussi en librairie. Je ne sais pas si ces perspectives éclairent les élèves pour leur projet… ou si je les perds en complexifiant le panorama. Souvent il est plus simple de caricaturer : « l’auteur fait ci, l’éditeur fait ça, puis le libraire, etc. » Mais les choses sont plus complexes dans la vraie vie — « surtout dans la mienne », j’ai envie de dire, car je travaille avec Publie.net : une maison qui essaie d’inventer, plutôt que de déplorer un système sans rien proposer de nouveau. Une chaîne du livre bien huilée, qui fonctionne à merveille pour ne mener nulle part, sinon dans le mur. On dit ça souvent, mais on fait quoi en réponse ? On fait comme si tout allait bien ? J’avoue : moi non plus, je n’ai aucune idée de la solution idéale. Sinon, je vous la donnerais, promis.
J’aimerais aussi connaître la solution pour résoudre cette épidémie. À chaque fois que je viens au lycée, je me dis : « Quelle chance de continuer à travailler ! » et en même temps (comme dit l’autre) je pense : « C’est de la pure folie de continuer à fonctionner ainsi. » Le virus circule dans les lycées, on le sait. Mais dans celui-ci, les élèves ont déjà du mal à se mobiliser en temps normal, à se motiver pour venir en cours. Si on passe en mode « classe virtuelle », beaucoup vont décrocher complètement, comme l’année dernière. Il faut donc garder le lycée ouvert pour ne pas perdre les élèves ; et le fermer pour préserver la santé de tous. Dans l’idéal, il faudrait que le lycée soit simultanément ouvert et fermé : un concept envisageable peut-être en physique quantique, mais pas dans la vraie vie.
Le roman collectif : il patine. Plusieurs élèves ont décroché, déjà. Avec les plus assidus, on s’applique à écrire les chapitres qu’ils se sont attribués. Au final, on risque d’avoir des trous dans le récit… On fera les coutures au dernier moment. Tant pis pour les absents ; grâce à eux, je peux consacrer plus de temps et d’énergie à cette poignée d’élèves motivées par le projet (cette fois, j’ai envie de mettre l’adjectif au féminin, même s’il y a un garçon dans le lot, car elles sont plus nombreuses que lui).
En mars, je revois une fois la classe d’UPE2A. Leur groupe roule tout seul, je prends du plaisir à chaque fois. J’arrive même à parler littérature. On continue avec Georges Perec : après « la chambre », on élargit le cercle géographique : on convoque nos souvenirs de villes. Perec écrit : « La première fois que je vis Londres, je la trouvai franchement laide », avec un clin d’œil à Aurélien et Bérénice. Et ces jeunes gens fraîchement arrivés, quelle première impression ont-ils gardée de Paris ? Est-elle contradictoire avec l’image de la ville qu’ils ont formée ensuite, maintenant qu’ils l’habitent ? Une grosse moitié des élèves choisit plutôt de me parler d’une autre ville : ni Paris, ni celle où ils ont grandi. J’apprends ainsi que T., qui vient du Tibet, a vécu sept ans à New Delhi ; que S., originaire des Comores, habitait au Caire encore récemment ; et que A., qui est algérien, a fait une longue escale à Naples avant de gagner Paris. Il faut que je prenne le temps de publier ces textes, ils sont importants.
Avec les Seconde, que je revoyais après deux mois de séparation, ç’a été une catastrophe. J’envisageais ceci : écrire sur le thème de l’étonnement. Concrètement, je leur proposais un extrait de Sœur(s) de Philippe Aigrain : la narratrice porte sur son environnement le regard d’une nouvelle-née. Elle s’étonne, elle s’émerveille, elle s’ébahit de tout ce qui semble banal aux yeux des autres : « Je contemple les êtres adultes, m’étonne sans fin de la diversité de ce que je ressens à l’occasion de cette contemplation. » J’aimerais que les élèves choisissent un micro-événement réaliste pour le raconter avec ces yeux-là, afin de le sublimer, de lui donner du relief… ou d’interroger une réalité presque invisible afin de la rendre dérangeante, voire scandaleuse. Et même : on pourrait s’étonner de ne plus s’étonner d’une chose qui, pourtant, devrait nous étonner — ou qui nous étonnait autrefois. Par exemple : les habitudes aberrantes que nous avons prises depuis un an, qui nous semblaient impossibles avant l’épidémie, et que nous avons intégrées tant bien que mal : ne pas voir le visage de ses camarades en entier ; ne pas sortir le soir… Et si on s’obligeait à s’en étonner ? Face à une réalité que personne ne comprend, je proposais aussi cette option aux élèves, contradictoire ou complémentaire de la première : à l’instar du photographe des Mariés de la tour Eiffel, on ferait semblant de maîtriser une situation qui, en vérité, nous échappe : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. » À la façon de ces gens importants (ou qui croient l’être) qui ne veulent jamais perdre la face et qui, en niant l’évidence, continuent de faire comme si. Certains ont compris ce que je voulais dire. Mais la plupart des élèves avait décidé, dès le départ, de ne pas participer. Quant à moi, je ne ferai pas comme le photographe de Cocteau : je ne veux pas feindre, je ne vais pas faire comme si mon atelier avait marché. Dans ce journal-ci comme dans celui-là, et dans les autres dimensions de ma vie, j’essaie de tendre vers un idéal de sincérité. Alors : cet atelier était un fiasco.
J’envisageais de travailler ce thème sur deux séances… mais la deuxième aura-t-elle lieu ? Ça y est, c’est officiel : le lycée ferme. La classe se continuera à distance. Mais poursuivre cet atelier mal amorcé, par écran interposé, ce serait aberrant : un échec assuré. Alors… on arrête là les frais. Tant pis pour « l’étonnement » : on ne terminera pas ce travail. Et quand on se reverra, on fera autre chose… si on se revoit. Quelqu’un sait-il ce qui adviendra ? La situation m’échappe complètement — comme à tout le monde, n’est-ce pas ? Puisque ces mystères nous dépassent… faisons de notre mieux, et ce sera déjà pas mal.