Quels chefs-d’œuvre ?
© Malick Sidibé
Ma "résidence", qui s’achèvera en janvier, s’est déroulée sur dix mois, à cheval sur deux années de leur scolarité (seconde et dernière année). La fin de l’année dernière a été totalement perturbée par la pandémie : j’ai perdu le contact avec les élèves de mars à juin. Et depuis septembre, les conditions d’intervention au lycée sont restreintes : je ne peux plus leur présenter d’intervenants extérieurs, nous ne pouvons plus aller dans les musées (qui sont de toute façon fermés). Six mois d’absence ou de contraintes qui ne se rattraperont pas.
Le programme que je rêvais de déployer pour eux a été sérieusement réduit : sur la dizaine d’intervenants que j’avais envisagés, seule la peintre et photographe Hélène Jayet a effectivement rencontré les élèves. Sur les quatre sorties prévues (musée de l’Immigration, musée du Quai Branly, musée d’Orsay, musée Guimet), nous n’en avons effectué qu’une seule. Il n’y aura pas non plus de soirée à la médiathèque d’Argenteuil où ils auraient pu lire leurs textes en public comme je l’avais envisagé pour clore notre travail et ma résidence.
Avec l’arrivée des examens de fin d’année, les professeures souhaitent désormais que je concentre mon travail avec les élèves sur ce fameux "chef-d’œuvre" qu’ils auront à présenter au jury. Il s’agit d’une œuvre ou d’un dossier élaboré par chaque élève et permettant de concrétiser leurs acquis. Noté, ce dossier comptera pour une bonne partie de leur examen final de CAP. Les choses deviennent donc sérieuses. Je dirais même, académiques. Il n’est plus question pour moi de leur faire découvrir de nouveaux textes littéraires au prétexte que ces récits évoquent les cheveux ou la coiffure. Il n’est plus question pour moi de leur faire découvrir de nouvelles œuvres. Je dois les aiguiller dans leur travail de fin d’année et les obliger à se concentrer sur cela.
La bonne nouvelle tout de même, c’est que ce "chef-d’œuvre" doit donc s’élaborer à partir de ce que nous avons vu ensemble. Je leur ai récapitulé en une séance les divers sujets que nous avons abordés depuis deux ans, nos discussions, leurs précédents écrits, leurs découvertes : le musée de l’Immigration, les photos d’Hélène Jayet, Dean Martin, les coureuses des années 60, les textes de Jules Renard ou de John Edgar Wideman, etc. A la vue et à l’écoute de ce récapitulatif, ils ont ouvert de grands yeux. Ils ne se souvenaient pas de tout. Certaines choses les ont marqués plus que d’autres. Ils semblent accablés par la tâche qui les attend : écrire sur l’un de ces sujets ? Mais quoi ? Sous quelle forme ? Accompagner cela d’une pratique en coiffure ? Travailler seul ou en groupe ?
Les professeures et moi tentons de les éclairer sur une épreuve qui, pour nous aussi, est un peu abstraite. Nous nous mettons finalement d’accord sur une approche très souple : une fois un thème choisi, ils peuvent illustrer leur propos par des dessins, un collage de photos, une démonstration sur une tête à coiffer, une maquette, une esquisse... Tout est possible, mais devra être accompagné d’un court texte écrit de leur main.
Petit à petit, nous les avons fait accoucher d’idées. Et voici, pêle-mêle, les sujets qu’ils ont choisi d’aborder pour élaborer leur chef-d’œuvre :
Le cheveu afro
Les différents types de cheveu en Afrique
Les styles de coiffure dans les années 60
Organiser un concours de coiffure et maquillage inspiré des années 60, auquel participeraient les élèves du CAP de coiffure et du CAP d’esthétique d’Argenteuil
La dépollution des mers par les cheveux
Sei Shonagôn, poétesse du Japon médiéval (ses coiffures, le cheveu dans sa poésie, la beauté en l’an mil au Japon)
Marilyn Monroe (coiffure des années 60)
Brigitte Bardot (coiffure des années 60)
Elvis Presley (coiffure des années 60)
Fabriquer un peigne décoré de vrais cheveux
L’engouement des élèves pour les années 60 m’étonne au début. Mais il s’explique par les aspects joyeux et audacieux qu’ils associent à cette décennie. Ma présentation l’année dernière de Dean Martin, puis des sportives hyper lookées, n’y est pas pour rien. Elvis Presley, Marilyn et Brigitte Bardot sont des découvertes récentes pour eux. Avant que je ne les évoque pour leur montrer d’autres icônes des années 60, ils n’avaient qu’une très vague idée de qui étaient ces personnalités. Il a suffi que je leur projette quelques photos pour qu’ils se passionnent pour elles. Soixante ans après, l’impact de ces stars est toujours aussi fort sur la jeunesse du monde entier. Même si les élèves du CAP ont pour la plupart des origines très récentes en Afrique du Nord ou subsaharienne, la blondeur et le glamour américains les fascinent. J’ai beau leur expliquer qu’il s’agit d’une blondeur irréelle et d’un style de beauté très fabriqué, ils placent Marilyn et Elvis au sommet de leur hiérarchie esthétique.
L’idée d’un peigne décoré de vrais cheveux est née chez Hassan du souvenir qu’il a gardé de la décoration et des meubles Art déco vus au musée de l’Immigration. L’idée du concours de coiffure vient d’Atem : le plus discret des élèves et pourtant sans doute le plus ambitieux ; il aime fédérer les gens autour de lui et fait preuve d’une vraie détermination. Les professeures, comme moi-même, l’accompagneront le plus loin possible pour que ce concours ait vraiment lieu dans le lycée.
Je passe désormais entre les tables, d’un élève à l’autre, pour aider chacun à formuler son sujet, à mieux le définir, à se poser des questions, à chercher des informations sur Internet (une démarche qu’ils ont beaucoup de mal à faire : Internet les noie, les laisse, au fond, paralysés). L’enjeu, difficile, sera de les aider à produire un dossier structuré et argumenté. Nous avons jusque fin janvier pour cela.
Et j’en profite tout de même, comme en contrebande, pour leur faire découvrir de nouveaux horizons. A la séance d’aujourd’hui, j’ai pris le prétexte du sujet de Gloria sur le cheveu afro pour leur montrer des œuvres des photographes maliens Seydou Keïta et Malick Sidibé. A la vue de ces magnifiques portraits d’une jeunesse africaine des années 60, les élèves, admiratifs, sont restés sans voix...