Entrer dans le conflit
« J’adore vos boucles d’oreilles, vous les avez achetées où ?
–Chez Nature et Découvertes.
–C’est à Paris ça ?
–C’est une chaîne de magasins qui existe un peu partout. Ça doit bien exister à Argenteuil. » (Vérification faite plus tard chez moi, non. Le magasin le plus proche se trouve à une vingtaine de kilomètres, dans la ville bucolique et socialement homogène d’Eragny-sur-Oise).
Meriem hoche la tête, toujours souriante, mais son regard dit que cette chaîne de magasin lui est inconnue. Je soupçonne les élèves de ne pas beaucoup sortir d’Argenteuil. J’ai très peu d’indices sur ce qu’est leur vie en dehors des deux heures hebdomadaires que nous passons ensemble. Ils ne se livrent pas beaucoup. Quelques minutes plus tard, lorsque je fais un petit sondage sur la façon dont se sont déroulées leurs vacances, la plupart persistent dans un silence qui recouvre bien des choses, mais quelques-uns m’expliquent qu’ils ont passé leurs congés ici, à quelques mètres du lycée. Ahmed me raconte qu’il a passé son temps à disputer des matchs de foot avec ses potes sur le terrain de sport. Meriem demande, pleine d’espoir : « On fera des sorties avec vous ? » Je lui réponds par l’affirmative. Nous irons bientôt au musée du Quai Branly, puis dans un coin du Vieux Goussainville que j’aimerais explorer avec eux.
Paula, la prof de coiffure, est malade et absente. Hier soir, une erreur d’information sur la plateforme en ligne du lycée annonçait Souad également absente. Elle craint donc qu’il n’y ait pas davantage d’élèves présents ce matin ; les cinq naufragés sont ceux qu’elle a rattrapés de justesse dans le couloir. Je me prépare à travailler en tout petit comité. Tôt ce matin, Souad s’est pourtant démenée auprès de l’administration pour corriger l’information erronée. En désespoir de cause, elle demande à Ahmed de prévenir ses camarades via son portable. Le téléphone en classe révèle toute son utilité : cinq minutes plus tard, quinze élèves supplémentaires apparaissent. La classe reprend sa physionomie habituelle.
« Je ne suis plus indiquée absente depuis ce matin, vous auriez pu vérifier ! » reproche Souad aux retardataires. Ils dégainent aussitôt leur portable et le tendent sous son nez : l’interface du lycée affiche toujours cette mystérieuse absence. Ça va pour cette fois.
En passant devant moi pour s’installer au fond de la classe, Shehan, cheveux gominés, blouson noir et sac serré contre sa haute poitrine, me souffle : « Vous êtes belle madame aujourd’hui. » C’est le jour des compliments.
Je commence le cours en répondant à une question que Shehan m’avait posée avant les vacances : « Ça rapporte d’être écrivain ? »
Bonne occasion de leur exposer un petit panorama économique du secteur du livre à travers mon cas : naissance d’un livre, depuis l’envoi du manuscrit à l’éditeur jusqu’au retour potentiel des livre invendus. Revue de tous les acteurs de la "chaîne du livre". Brève comparaison entre le business model d’un éditeur classique et celui d’un éditeur jeunesse qui vend aussi des abonnements dans les écoles. Description du partage des revenus entre tous les acteurs. Ils comprennent vite. En les questionnant, je m’aperçois qu’ils ont une assez bonne vision du métier d’éditeur (ils me citent pêle-mêle qu’il doit lire des manuscrits, faire imprimer le livre, embaucher des graphistes...). Le métier de libraire ne leur est pas inconnu, mais ils avouent n’avoir jamais mis les pieds au Presse-Papier, la librairie d’Argenteuil. Une institution pourtant, nichée au cœur de la ville depuis des décennies.
A la fin de ma démonstration, Shehan, légèrement déçu, questionne : « Ça ne rapporte rien en fait, d’être écrivain. Pourquoi vous faites ce métier ? »
J’explique qu’on écrit par passion, et que la plupart des écrivains ont un métier à côté, comme prof de français par exemple. Les élèves se tournent vers Souad : « Alors madame, quand est-ce que vous vous y mettez ? »
J’enchaîne avec le premier exercice littéraire de la matinée. J’ai choisi de leur lire un court chapitre de Poil de carotte, celui où il revient de pension avec des poux. Ils n’ont jamais entendu parler de Poil de carotte. Je leur explique que c’est l’histoire d’un enfant mal aimé et maltraité par sa mère, humilié par ses frère et sœur, gentiment ignoré par son père. Poil de carotte doit déployer d’immenses ressources physiques et psychologiques pour survivre. J’en profite pour amener une petite discussion sur les préjugés, en demandant innocemment :
« Ça existe encore les rumeurs sur les roux ? »
Quelques murmures d’approbation. Malika me lance : « Il y a une fille dans le lycée, il n’y a pas longtemps, je lui ai demandé si ça ne l’embêtait pas d’être rousse.
– Tu ne penses pas que tu l’as mise mal à l’aise avec cette question ? Ça sous-entend qu’il y a un problème avec sa couleur de cheveux.
– C’est parce que c’est rare, quand même. C’est moins fort qu’avant mais les roux continuent à être montrés du doigt. Je n’aurais pas posé la question à un enfant isolé bien sûr."
J’avance prudemment, en m’interrogeant tout haut :
« C’est bizarre, parce qu’on a des préjugés sur la couleur rousse naturelle, alors qu’on aime se teindre en roux, comme toi par exemple. »
Je désigne Karim au fond de la salle, celui qui a les mêmes cheveux que Dean Martin et dont le père tient un salon de coiffure pour hommes. Très looké, il arbore les cheveux courts sur les tempes et des mèches longues sur le sommet du crâne, travaillées en vagues, dans un dégradé allant du brun au rouge sombre.
« Ça me fait penser à ceux qui n’aiment pas les Noirs, mais se font bronzer à la plage.
– Ah c’est pas pareil Madame ! - réplique Malika - Etre bronzée, c’est beau ! J’adore être bronzée. Etre Noir, c’est différent. »
Les trois filles de la classe à la peau d’ébène se font toutes petites. Je n’insiste pas.
A la fin du chapitre que je lis à voix haute, Poil de carotte rencontre une vieille voisine, la seule du village à réaliser qu’il vit dans la violence familiale. La vieille dame lui offre des paroles compatissantes, mais Poil de carotte les rejette brutalement et lui rétorque de se mêler de ce qui la regarde. Avant même d’en arriver à cette chute, lorsque j’avais exposé le sujet du livre, une élève m’avait lancé : « Ceux qui se font maltraiter, vous savez, ils n’aiment pas le reconnaitre. »
Le roman de Jules Renard date de 1894. Constat que la littérature met depuis bien longtemps des mots sur les désordres les plus cachés, surtout familiaux.
J’enchaîne avec un autre texte : encore une scène d’enfant humilié par les adultes à travers ses cheveux. Ecrire pour sauver une vie, de John Edgar Wideman. L’auteur se souvient de sa première séance chez le coiffeur pour hommes : anxiété d’être dans un monde de pure virilité, dégoût des touffes de cheveux qui traînent par terre, angoisse de ne pas être à la hauteur, larmes péniblement refoulées devant l’œil réprobateur du père, pris de honte et de déception devant le visage décomposé de son fils. A la fin de ma lecture, j’explique :
« Je voulais vous faire une petite thématique sur l’incompréhension entre enfants et parents. Dans ces deux extraits de souvenirs d’enfance, le cheveu n’est qu’un prétexte ; le lien cassé entre parents et enfants vient d’au-delà. Aujourd’hui, j’aimerais que vous m’écriviez une scène de conflit de ce type. On va reprendre notre histoire des trois sportives. La dernière fois, on a dit qu’elles voulaient participer à une course de sélection et on a écrit sur Britney, qui se préparait le matin même de la course, encouragée par sa mère. Mettons que Sarah, la seconde, veuille aussi concourir mais cette fois, ses parents refusent. Vous m’écrivez la scène ? Trouvez les arguments de Sarah qui se bat pour participer. Les arguments de ses parents pour l’en empêcher. Le ton monte, ils se disputent, lâchez-vous. »
Soupirs d’usage et renâclements. Ils ont même du mal à sortir une feuille et un stylo. Mi-enjouée, mi-autoritaire, Souad parcourt les rangs et tente de les galvaniser :
« Allez on sort sa feuille ! Quoi ? On ne vient pas en cours sans matériel, tu sors une feuille et un stylo.
– J’en ai pas.
– Tu te débrouilles, tu me trouves une feuille et un stylo. »
Les choses se mettent en place mollement. Immobile à sa table, Kais ne cesse de chercher mon regard. Chaque fois qu’il parvient à accrocher mon attention, il me sourit en y mettant tout le charme, toute la chaleur dont il se croit capable. Il ne sort aucune feuille. Je sais qu’il n’a pas l’intention d’écrire et qu’il joue la seule carte dont il croit disposer. Je lui souris aussi quelques fois, pour l’encourager, lui suggère de prendre une feuille et d’écrire. Immobile, il continue de plus belle à me décocher des œillades. Agacée, je décide de l’ignorer. Je les encourage globalement :
« Je suis sûre que vous avez déjà dû vous battre pour obtenir quelque chose. Vous avez dû argumenter, insister. Servez-vous de cela. Imaginez aussi ce que pourraient dire les parents. Peut-être qu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Peut-être que la mère soutient sa fille contre le père, ou vice-versa. Comment ça se termine ? Quelle décision prend Sarah ? Elle renonce à courir ? Elle y va en cachette ? Il y a des tas de situations à explorer. »
Visages dubitatifs ou apeurés. Souad enchaîne sur un mode plus coercitif :
« Vous ne voulez pas vous y mettre ? Alors je vais noter les feuilles cette fois-ci. Ce sera noté. Moi je m’en fiche, si vous ne rendez rien ça ira plus vite à corriger. »
Beaucoup d’élèves demeurent pétrifiés sur leurs chaises. Meriem et Rachel, les deux nouvelles,sont des statues de sel. Envolé, le sourire sur le visage d’enfant de Meriem.
Souad, secrètement désespérée, insiste :
“Il faut vous y mettre, on vous demandera un écrit à la fin de votre formation. Il faut vous y préparer. Vous n’avez pas compris la consigne ou quoi ? Elle veut courir mais ses parents refusent. Allez, on réagit !”
« Moi j’ai écrit tout le temps pendant les vacances, murmure Malika en crayonnant sa feuille. Je m’approche :
–Ah oui ? Tu as écrit sur quoi ?
– Des tas de trucs. Mais pas en français. En arabe.
– Dommage, j’aurais bien aimé que tu me montres tes textes si tu le voulais bien. Mais je ne parle pas arabe. »
Je repense à toute cette richesse qui passe sous le nez de la société française. Des enfants parfaitement bilingues. Qui pourraient se voir reconnaître leur culture et leur langue dans le cadre de l’école. Qui pourraient nous nourrir. Dommage.
Trois ou quatre élèves se mettent à écrire. Pas Karim, qui rigole doucement. Pas Kais, qui continue avec ses regards de tombeur désespéré. Shehan esquive en me proposant d’écrire le texte chez lui et de me le ramener la semaine prochaine. Atem, lui, écrit. Silencieusement, sérieusement penché sur sa feuille. Le mineur isolé. Celui qui n’a personne quand il rentre le soir à l’hôtel. Parfois, je me dis que mes récits littéraires ne correspondent à rien pour lui qui vit la précarité et l’absence au quotidien. Pourtant, il écrit toujours quand je le lui demande. Son français s’améliore de semaine en semaine.
« Malika, tu t’y mets ! Toi aussi Kais ! ordonne Souad. Je vais vous noter et tant pis pour vous.
– Oh Madame, vous êtes ma prof préférée ! » soupire Kaïs, accroché à son entreprise de charme.
Luiza, elle, est pleine d’enthousiasme et d’impatience. Elle veut nous lire sa feuille. Aujourd’hui c’est elle, la plus décidée. Kendra, dans son coin, sous sa lourde couronne de tresses, écrit aussi. Je la laisse faire sans m’approcher. Mieux vaut ne pas la déranger, la moindre parole pourrait lui faire définitivement lever le stylo.
Au bout d’une demi-heure, je propose aux volontaires de lire leur texte. Luiza, crâneuse, lève le doigt tout sourire, esquisse une danse chaloupée sur sa chaise avant de commencer. Son texte est un dialogue vivant, quoiqu’un peu sec. A la fin de son récit, du haut de l’escalier, son personnage défie théâtralement ses parents et claque la porte. Les élèves applaudissent. Deux autres prennent la parole, discutent de la situation dramatique, suggèrent que la scène se passe la veille de la course et non le matin même. Je note leurs idées. Sarah est affublée d’un nom de famille : Waterson. Intriguée par tous ces patronymes anglo-saxons, je les interroge :
« Mais ça se passe où notre histoire ? Aux Etats-Unis ?
–Non, en Algérie ! - s’exclame Luiza, mais elle se reprend aussitôt- : je rigole, ça se passe en France.
–A Argenteuil ? »
Ils n’ont pas l’air convaincu. Il faudra préciser ce point. Malika boude un peu mais marmonne :
« Je voudrais écrire un monologue. Sarah, qui a toujours obéi à sa maman, se parle à elle-même, essaie de se donner du courage pour oser l’affronter et imposer son choix de participer à cette course. »
Je l’encourage dans cette idée de monologue, mais insiste pour que cela débouche sur un véritable dialogue entre la jeune fille et sa mère. Je m’approche d’Atem. Il me lit son court texte :
“1963. Ça se passe sur un stade de course. Sarah veut participer à l’épreuve, mais ses parents refusent...” S’ensuivent deux ou trois lignes. Je l’encourage. Il faudra aussi se mettre d’accord sur l’époque de notre histoire. La photo de départ à partir de laquelle nous créons peu à peu nos personnages, date bien des années soixante.
Je m’approche enfin de Kendra. Sur une feuille de brouillon, ses lignes d’écriture partent en tous sens. Elle a écrit le texte le plus long, le dialogue le plus fourni : Epaulée par son père, la jeune Sarah affronte sa mère. Il y a de la tension, de la colère. Les trois personnages bataillent, argumentent chacun leur tour. Et une surprise finale : on découvre que la mère est en fauteuil roulant. C’est pour cela qu’elle protège excessivement sa fille.
Kendra reçoit des applaudissements nourris. Tout le monde veut élire son texte pour écrire définitivement la scène de Sarah. Je tempère en proposant de mixer son dialogue avec des idées prises chez Luiza et Malika. De toute façon, je taperai les textes au propre pour les relire avec eux la semaine prochaine.
La fin de la séance approche. Avant de les laisser sortir, je reprends l’idée de Shehan :
« Pouvez-vous écrire chez vous et me ramener un texte la semaine prochaine sur ce thème ? »
Ils acquiescent. On verra combien s’y plient. Fracas de chaises. Au bureau, Souad a l’air contrarié. Elle me glisse :
« Il y en a qui ne font vraiment rien. Ça commence à m’énerver.
– C’est la rentrée, ça va aller.
– Peut-être, mais c’est décourageant. Anastasia n’a encore rien produit, jamais. Je l’ai à l’œil. Il parait que chez elle, elle ne fait rien non plus. Il y a une femme de ménage qui lui fait tout, même son lit. Elle est habituée à ne fournir aucun effort. »
Je ne suis pas découragée, j’ai confiance, mais je comprends Souad. A ce moment-là, Atem s’approche, échange quelques mots avec elle. Souad revient vers moi, pressée de m’annoncer une bonne nouvelle : pendant les vacances, Atem a travaillé sur le troisième personnage, la fille que l’on avait baptisée Zahira sur son idée à lui, et à qui il avait inventé un père marocain et une mère américaine. Il a oublié de ramener le texte mais propose de l’apporter la semaine prochaine.
La classe est presque déserte. Kais et Shehan s’approchent de mon bureau, décidés à continuer leur bizarre offensive :
« Madame, vous êtes belle aujourd’hui, déclare Kais.
Je l’ai dit en premier ! réplique Shehan comme s’il revendiquait une bonne stratégie.
Mais pourquoi vous la draguez ? » s’exclame Meriem derrière eux, outrée. On dirait qu’elle cherche à me protéger de leurs manœuvres. Les deux garçons l’ignorent ostensiblement.
Shehan n’a pas oublié que nous accueillerions une comédienne d’ici quelques semaines. Il me demande si elle est connue. Je mens à moitié : « Oui, très connue. » Il hoche la tête sans me regarder, puis s’éclipse.
Estampe : Jean-Baptiste Oudry, illustration pour les Fables de Jean de La Fontaine, éditions Diane de Selliers, 1992