Un journal où poser des pierres
Maud Thiria est en résidence à l’hôpital Bretonneau, service gériatrie.
Je n’écris jamais de journal.
Impossible d’écrire dans l’instant ni jour après jour, dates à l’appui. Pour moi l’écriture est surgissement d’une quintessence après une lente digestion, d’où la forme poétique que j’ai choisie depuis toujours ou qui m’a choisie puisque toute petite mon père m’a cultivée en poésie. Tout est affaire de maturation lente intérieure. Et la poésie, sans doute à l’inverse d’un journal écrit au jour le jour dans une forme plus longue et plus prosaïque, correspond au plus près de ce que je ressens (émotions floues submergeantes, sensations exaspérées envahissantes), dont seul un processus lent peut mûrir le trop-plein.
Toutes les paroles que je recueille ici, en service gériatrique et psychogériatrique à Bretonneau, les émotions souvent très fortes que je ressens, surtout dans un tel milieu (l’hôpital, la vieillesse, l’humain dans ses pertes de repères et sa fin de vie, la maladie, la mort) s’impriment en moi et ne refont surface au niveau de l’écriture que bien plus tard. Alors, lorsque l’on m’a proposé, dès le début de ma résidence en Île de France, d’écrire des articles pour Remue.net, je me suis demandé au départ ce qui allait en sortir. Et puis, en fait et étrangement, dans ce nouvel exercice d’écriture quelque chose a surgi comme un endroit où poser des pierres pour une construction à venir. Sans doute parce que tout terrain inconnu pour moi revêt une force et une forme particulières, quelque chose a germé là.
Je ne sais pas si ce que j’écris ici est un journal. Ce que je peux dire, force est de constater, c’est que coexistent, dans le cadre de la résidence, plusieurs temps : le temps du recueil de mots, le temps de maturation des mots, le temps de l’écriture sous forme d’article, un autre temps de maturation avant que ne vienne au final le temps de l’écriture poétique. Pour l’instant, si je devais me situer sur une sorte de frise chronologique (même si le temps est vraiment à part ici), je me trouverais au niveau des trois premiers temps.
Le temps de la récolte
Dans ce premier temps, je note tout ce que me disent les patients-résidents (en général regroupés à quatre ou cinq autour de la table, COVID oblige) et même si j’en fais parfois des poèmes que je leur offre d’une séance à l’autre, c’est davantage pour créer un premier lien de confiance que pour créer une forme d’écriture réellement aboutie. Toutes ces notes, d’ateliers en ateliers (deux ou trois par semaine), je les garde précieusement dans des carnets, non reformulées, et je les relis régulièrement chez moi au calme pour qu’elles s’impriment en moi par strates. Pour plus tard. Je note tout, absolument tout car je suis incapable la plupart du temps, et ce depuis toujours, de savoir au moment où l’on me parle ce qui est vraiment important, ce qui devra rester. Le mystère des mots qui s’accumulent, qui s’inscrivent par strates à un instant T et qui ressortiront ensuite ou non à un autre instant. Le moment venu saura ce qui importe.
Le temps du sas
Les articles de résidence (ceux figurant sur Remue.net) prennent une autre forme et jouent un autre rôle que la poésie : ils me permettent de faire le point sur certaines choses essentielles que j’ai vécues à un moment - avec un peu de recul mais pas trop non plus - et dont je veux rendre compte, aux autres, lecteurs du site mais aussi aux personnes avec qui je travaille à l’hôpital (attachée et assistantes culturelles, soignants avec qui nous avons monté un concours de poésie sur le Désir) et qui suivent avec une grande régularité ma page. Je n’écris pas beaucoup d’articles, un par mois environ, car là aussi j’ai besoin d’un temps de maturation, mais j’essaie de dire l’essentiel que je sens pouvoir me servir en poésie plus tard. Un matériau premier. Cela me permet aussi de prendre le recul suffisant par rapport à mes émotions qui sont souvent fortes comme je l’ai dit dans un tel endroit.
C’est un peu comme un sas de décompression pour moi où je dépose ce que j’ai remarqué, ressenti, et que j’ai envie de partager sans trahir les personnes que j’interroge (le prénom est toujours de mise quand je leur parle et quand je parle d’eux), sans trahir mes sentiments ni ma manière d’écrire, quand bien même ce ne serait pas de la poésie.
Le temps du recul
Écrivant rarement de la prose, ces articles-journaux m’apportent cette possibilité, un autre chemin pour dire autrement ce que je n’aurais certainement pas formulé ainsi en poésie, celle-ci étant souvent taillée, brute, à l’os. Les phrases se développent ici autrement, plus longues, dans une construction de la pensée qui me permet ce recul face à un trop-plein.
Comme je l’ai souligné, les services gériatriques et psychogériatriques de l’hôpital sont remplis d’émotions diverses, fortes, dures et intenses. Entre « cris et chuchotements » (titre d’un de mes articles). J’ai pu les formuler plus calmement en rédigeant ce journal, parler des cris, parler de l’oubli de l’humain, dévoiler l’empêchement, et aussi parler de la joie, de l’identité retrouvée, des pépites recueillies dans un milieu où l’on s’y attend pas. A priori.
Le temps de la maturation
Ces articles, tout comme mes notes prises sur le vif ou comme certains poèmes donnés aux résidents pour établir des liens de confiance, sont pour moi une base de construction pour le chantier à venir qui sera celui du recueil qui viendra. Après.
Plus je récolte, plus je relis, plus je prends du recul, plus j’écris des articles, plus vient à moi un chemin qui s’éclaire. Un chemin de poésie à plusieurs directions se met à germer, je le sens jour après jour, entre répétition et libération, abondance de mots et de voix, et silence à l’écoute de ma propre voix intérieure. Cela prend corps peu à peu.
Le temps de l’ouverture
Du premier article au dernier on (le lecteur, moi-même et peut-être quelqu’un glissé entre les deux) sent ce cheminement, je pense, de l’extérieur du lieu impossible à pénétrer au départ pour cause de Covid (voir article intitulé "Assignée à résidence : il n’empêche quand tout empêche") à l’imagination du lieu (voir article intitulé "De la résidence à la maisonnée"), à l’intérieur progressif du lieu découvert et redécouvert à chaque nouvelle rencontre (voir articles intitulés "Peindre les murs, dépeindre les murmures", "Victor, François, Marie-Paule et les autres..."), à l’intérieur d’une intimité propre à chaque résident me renvoyant à ma propre intériorité, mon propre langage, mes propres images ou souvenirs refoulés. Peu à peu le langage poétique se libère et s’étend, les mots sont bien là mais aussi les silences, et aussi la musique qui se passe de mots mais qui ravive, rend vivante de nouveau une parole parfois impossible et perdue. D’où ce dernier article écrit, où je sens qu’une forme de poésie naît justement sous mes yeux, et que j’ai intitulé "Poésie Alzheimer".
Et quand je vois tout ce qui se passe ici, dans une sorte de hors temps, de non-attendu, non désiré, non formulé et tellement désirable, je me dis que peut-être, finalement, ce ne sera pas de la poésie telle que je la pensais au départ qui résultera de cette résidence au long cours et que je passerai du journal à l’écriture poétique à la composition d’un livret musical et chorégraphique. Parce que je ne viens plus seulement avec des livres de poésie, je viens aussi avec de la musique et des chansons (des "Quatre saisons" de Vivaldi revisitées par Max Richter ou l’accordéon magique de Richard Galliano à Jacques Brel ou Barbara), munie de mon enceinte qui permet à tous de bien entendre malgré masque et surdité. Parce qu’ici lorsque Jeannette chante c’est toute la pièce qui vibre et quand André danse il en oublie qu’il ne peut plus marcher. Parce qu’ici quand Michèle ne sait plus qui elle est, elle se souvient de toutes les paroles des chants d’amour de sa jeunesse. Alors, oui place à la musique, à la danse, aux cris, aux silences, au toucher, à la mémoire retrouvée, à l’identité réaffirmée. Et peu importe la forme multiple que cela prendra. Informe, difforme, non conforme.
Puisque dès le départ je sais que rien n’empêche.