Michel Séonnet | Étoiles de mer

             D’un côté il y avait la mer et de l’autre quelque chose d’indéfinissable qui selon la manière avec laquelle on le regardait pouvait tout aussi bien être une plaine aride, chardons, genêts, plus de pierre que de terre, ou alors une sorte de rizière inondée, marais, marécage, roseaux, ailes d’oiseaux, mais ce pouvait tout aussi bien être la mer de ce côté-làaussi, et l’impression de rouler entre deux vagues, la peur d’être submergée,
             la mer était très agitée,
             c’était maintenant une foule dense qui avançait sur la route, hommes, femmes, enfants, la plupart n’avait pas grand chose comme bagage, un sac, une valise, ou même rien, ils avançaient comme ils pouvaient, se bousculant, ou s’entraidant, tous étaient jeunes, corps et visages jeunes mais épuisés par la marche, le vent, la pluie, ils étaient mal chaussés, pas suffisamment couverts, on voyait bien qu’ils avaient dà» partir àla va vite, ou bien qu’ils avaient perdu en route le peu qu’ils avaient réussi àemporter,
             toutes ces tailles, ces silhouettes, des hommes immenses dépassant d’une bonne tête ceux qui les entouraient, des plus petits, des râblés, toutes les couleurs de noir, aussi, lorsque le maigre soleil venait faire briller la pluie sur les joues épuisées, les femmes semblaient plus vaillantes, plus décidées, ou au contraire incapables d’avancer, se traînant les unes les autres, les tissus autrefois chamarrés dont elles s’étaient drapées n’étant plus que des loques trempées, délavées, comme si le vent et la fatigue en avaient aussi emporté les couleurs, certaines portaient des enfants ficelés dans le dos, ou bien devant, accrochés par la bouche au sein qu’ils essayaient de téter, il y en avait de plus grands qui marchaient àcôté d’elles, ou que des hommes avaient pris sur leurs épaules lorsqu’ils étaient vraiment trop fatigués mais c’était les livrer àla fureur du vent,
             ils savaient bien que marcher, toujours marcher, tenir le rythme, la cadence, était le seul moyen pour échapper aux vagues, àla mer qui se refermait derrière eux, leur passage ne devait laisser aucune trace, aucune mémoire, ils devaient disparaître, ou bien noyés ou bien perdus dans la nature comme on le dit, ni vu ni connu, de toutes façons c’était comme s’ils n’existaient pas, peut-être restait-il au pays quelqu’un qui se souvenait d’eux, ou qui attendait d’eux quelque chose, qui espérait que cet exode lui fà»t aussi profitable, mais dans la mesure où s’ils venaient àdisparaître personne ne le saurait jamais, ceux qui étaient restés au pays, au bout d’un long temps sans nouvelles, finiraient par se dire que l’exodé (comment appelle-t-on les condamnés àl’exode ?) les avait oubliés, la tête trop remplie de l’argent qu’il avait gagné, si bien que celui qui était resté et s’était encore longtemps souvenu finirait par partir àson tour, exodé lui aussi, et parmi ceux qui avançaient maintenant en rangs serrés sur la route battue par le vent et la pluie il devait y en avoir pas mal dans ce cas-làqui avaient vu partir un fils, un frère, un mari, et qui, ne le voyant pas revenir, s’étaient mis en route àleur retour, Je le retrouverai, ils devaient se dire, S’il est encore vivant je le retrouverai, sans doute y avait-il pour eux aussi quelqu’un resté au pays qui attendait des nouvelles, qui espérait,
             La mer va tous nous manger, disait un homme,
             mais la masse humaine continuait d’avancer sur cette route, ce pont esquissé d’une rive àl’autre, ce comblement de la mer du milieu qui n’était en fait rien d’autre que le résultat de l’amoncellement des corps, milliers et milliers de corps qui s’y étaient noyés en voulant traverser, la terrible application de cette vieille morale de l’univers selon laquelle tout ce qui meurt finit un jour ou l’autre par devenir profit pour les vivants, vers, chenilles, oiseaux, poissons, hommes et femmes, tous ceux qui continuaient àmarcher dans cette obscurité d’orage, marcher, marcher, avec pour seul soleil la venue jusqu’àeux de la rive d’en face,
             avec le soir, force était de constater que la route n’était pas plate, qu’elle descendait lentement dans la mer,
(difficile d’imaginer, pour cette mer presque close, que ce pà»t être l’effet de la marée quoique, au résultat, cela n’aurait pas changé grand chose)
             ou bien c’était l’eau qui montait de chaque côté, jusqu’aux genoux des enfants, puis bientôt àleur taille, on les avait juchés sur les épaules des hommes les plus vaillants mais ce n’était que repousser l’échéance, maintenant c’étaient les hommes qui avaient de l’eau jusqu’aux genoux, les femmes en avaient jusqu’àla taille, et aussi étonnant que cela puisse paraître, pas un ne se disait qu’il valait mieux faire marche arrière, àquoi bon, derrière eux la route s’effaçait avec leurs pas, que pouvaient-ils faire d’autre que continuer, marcher, marcher encore, le rythme de la marche devenu comme une seconde respiration et s’arrêter c’était mourir sur place,
             certains, qui n’en pouvaient plus, avaient réalisé que cela irait plus vite de se laisser gagner par la mer qui poussait derrière eux plutôt que de s’y enfoncer pas àpas, ils s’asseyaient sur le bord de la route, et attendaient que cela vienne, aucun de ceux qui continuaient àmarcher ne se retournait ne serait-ce que pour un geste de la main, sans doute réalisaient-ils que cela n’avait pas beaucoup de sens de se dire au revoir puisqu’ils allaient tous au même endroit, Inch’allah, A la grâce de Dieu, c’était effectivement le moment où il n’y avait plus qu’às’en remettre àDieu, pour ce qui était des hommes, l’affaire était entendue,
             il y avait cependant des femmes qui se souvenaient de la vieille histoire et qui, au lieu de continuer àmarcher tête baissée, arrachaient comme elles le pouvaient des roseaux qui encore dépassaient de l’eau, et qui, tout en marchant, tressaient ces brins fragiles et sauvages, les nouaient avec ce qu’elles avaient sur elles, bout de sac, de valise, bout de tissus qu’elles arrachaient àleurs vêtements si bien qu’àforce de tirer dessus certaines se retrouvaient presque nues, àforce d’assemblage ça faisait des sortes de paniers dans lesquels elles déposaient l’enfant qu’elles portaient dans le dos, puis elles mettaient le tout, l’enfant et le panier, en équilibre sur leur tête comme elles en avaient l’habitude, alors elles accéléraient le pas, ou plutôt elles lui donnaient une allure solennelle, définitive, qui, malgré la difficulté d’avancer dans une eau de plus en plus profonde, se communiquait àl’ensemble du corps, seins nus comme des nénuphars àla surface de l’eau, épaules comme des courges d’eau, la tête brillant par là-dessus avec une fierté d’étoiles comme on les voit parfois, la nuit, venant coucher leur reflet dans l’eau calme, lumières qu’il est impossible de dire noyées tant leur éclat semble iriser la mer, ainsi ces femmes qui pénétraient de tout leur corps dans une matrice bien plus vaste qu’elles-mêmes, bien plus prodigue (elles l’espéraient), bien plus capable de défendre ces vies qu’elles avaient mises au monde, et dans le même mouvement où leur corps se soumettait àla pesanteur verticale qui délivrait de toute possibilité de souffle, elles faisaient naître àla surface de l’eau ces fruits de leurs entrailles, comme si c’était la mer elle-même qui de tout temps les avait portés, comme si c’était ventre àventre que se faisait le legs, la donation, les femmes englouties espérant sans doute pouvoir encore nourrir de leur corps défait par le sel et les courants cette mer bien plus forte qu’elles àla surface de laquelle, maintenant, flottaient de minuscules radeaux, àcroire que ces petits enfants couchés dedans c’étaient les yeux mêmes de la mer interrogeant le ciel


De Michel Séonnet, nous avons publié

 Les damnés sont de retour

 temps vient

 un extrait de Marnaval, pour preuves

 Une vie en automne, àpropos de Lady Feltham et de Valse mélancolique de Zbynèk Hejda.

Dominique Dussidour a lu et chroniqué La Marque du père.

Voir la bibliographie de Michel Séonnet sur le site des éditions L’Amourier.

21 février 2011
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