Anton Beraber | Marie-Angèle

Les cèpes

La dépopulation massive que connaît le Territoire depuis soixante-dix ans n’a pas manqué de frapper les commentateurs, quoique on eût tout tenté pour la leur cacher. Nulle part on ne voit pareil zèle à mastiquer les vieux murs, à lessiver les drapeaux programme couleurs, à relever chaque matin le courrier des morts et des en-allés. Ils ont fait retirer des cartes les hameaux les plus irrémédiables, en ont déplanté les panneaux, coupé la route et le curieux s’entend répondre qu’il se trompe, par là-bas il n’y a jamais eu personne. On invente aux vieilles femmes des portées tardives, incroyables. On ment sur l’effectif des classes : on prétend, si visite, qu’une soudaine montée de cèpes mobilise toute cette belle jeunesse aux frontières du département. Cependant cela finira par se savoir, il faudra prendre des décisions. En attendant l’apocalypse les bourgmestres ouvrent eux-mêmes les volets dans les baraques vides et font tourner sur leurs caisses noires, pour tromper le Recensement, les compteurs d’eau et d’électricité. Ils préparent …“ y croient-ils ? …“ secrètement une campagne publicitaire : la verdure, le grand air, le prix du mètre carré viabilisé, à l’attention de ceux qui dans la ville lointaine se sont fatigués de leur propre image sans cesse pressée contre leurs yeux.

Marie-Angèle

Dans une commune du Territoire Marie-Angèle vous montre une lettre de Victor Hugo. Elle en a hérité en même temps que la maison, l’a fait encadrer sur le buffet normand. Le grand homme y répond avec virulence à quelque érudit du crû qui, comprend-on, s’est mis en devoir de lui composer une biographie exhaustive. Pour qui se prend-on, tonne l’immense voix ! La rupture était consommée. Les gens du Territoire ne considérèrent plus qu’avec réticence ces littératures que Paris prétendait leur servir. Ce qu’ils écrivirent par la suite, ils le gardèrent pour eux ; et leurs ayant-droits enfoncent pieusement sous la cendre chaude les carnets où sont consignés leurs visions de deux heures du matin, leurs cantilènes contre les mange-bois, leurs bizarres haïkus de pécheurs à la ligne.

L’élégance

Je n’ai pas expliqué pour quelle obscure raison les fils du Territoire sont si forts aux échecs. Ils n’ont pas lu les livres à ce sujet, ne prennent pas leur carte à la fédération. Pourtant s’il vous venait l’idée, un soir, à la fin d’un de leurs épais dîners de viandes noires, de pousser du bois avec vos hôtes, certain que vous seriez battu. Ils ignorent la théorie des ouvertures et sans doute échangent bien légèrement les dames mais qu’importe ! Leur compréhension du jeu l’emporte sur la vôtre : leur instinct, plutôt, qui leur fait tirer partout d’inquiétantes diagonales où ça guette sans rien dire, comme ils guettent dans les coupées le cerf qui passe, au fort de la saison des cerfs. Votre peur sent fort et marche sur les branches. Et quand tout est fini ils se lèvent sans rien dire et par une élégance peu commune se laissent écraser au Puissance 4 comme de vieux amis.

L’industrie chinoise

On gagnerait à creuser dans le Territoire : le sous-sol y recèle des ressources. Le développement de l’industrie chinoise suscite désormais, dans les services concernés, l’espoir d’atteindre les couches profondes où se déposa la poussière des cataclysmes. Les budgets sont bouclés, les équipes en marche. Il faudrait cependant préparer les consciences : dans ce trop vieux pays la terre est trop homogène pour qu’une seule pelletée n’y provoque pas des bouleversements. Parfois, à vingt ou trente lieues de là, des arbres tombent, des routes s’affaissent qu’on n’explique pas autrement. Les concentrations infimes du minerai exigent, avertit le bulletin radio, des machines colossales. On redoute que les vibrations ne déplacent les morts d’une tombe à l’autre, inidentifiables. On redoute pour les bêtes. On redoute, également, que des excavations au pain d’explosif ne jettent vers le ciel ces longues lames que les sapiens d’avant trouvèrent dans les silex, qui couperaient la période des étoiles et leur retomberaient sur le toit de la CX comme une mousqueterie de noces.

11 juin 2023
T T+