Fabien Neyrat | Retour au bord de la mer

Au matin, la station sur la terrasse me submergea de l’envie d’écrire. Mais je n’avais rien à dire de ma vie parisienne, ni vécu un exil sous de grands arbres à fleurs rares que je puisse rapporter. Pourquoi étais-je revenu ? Assis sur une chaise à balancier face au panorama, j’avais pris soin de glisser un coussin entre mon dos et les barreaux du dossier. Je laissai alors le paysage me donner une amorce, un signal pour débuter mon texte.

La carapace croûtée de mousses de l’immense falaise s’imposa la première. Impossible de regarder ailleurs pour l’instant. Une vieille muraille d’enceinte au sommet semblait garder encore l’endroit contre une invasion toujours possible. Au dessus du fort des coulures rocheuses superposées s’étageaient indéfiniment comme du papier mâché. On aurait dit que les vents, très forts ici et quasi constants, avaient soufflé dans la matière originelle toutes les directions possibles de leurs futurs exploits. Plus bas, la mer s’arrondissait pour passer le village, puis continuait son empire. Je me perdis un long temps dans l’hébétude sans fin de sa masse ondulée. L’air frais enveloppait déjà une poche chaude et salée. Au soir, ce serait l’inverse, pensai-je. Je crois que je m’endormis. Une odeur de vernis, piquante et volatile, vint briser de son artifice les coulées d’air marin. Elle serpentait depuis derrière le mur droit de séparation de la terrasse, qu’un conduit d’évacuation des eaux pluviales zébrait comme un boa. Je me penchais à la balustrade, prenant soin de faire évoluer mon regard depuis la mer à gauche, puis le village, la colline du fort, pour finir là où je savais observer la scène d’une supposée terrasse voisine. Je découvris un peintre en action. Comme je restais un temps à décrypter les informations de cette situation nouvelle, et notamment les hypothèses de sujets, histoire personnelle, influence éventuelle de la mer sur le choix des couleurs, un rapprochement s’envisageait avec lui. Il paraissait âgé, bien qu’il conservât l’apparence de sa jeunesse, époque de sortie de l’académie des beaux-arts sans doute. Seulement une pluie de cendres, invisible à d’autres que lui, le contraignait à descendre davantage la tête entre les épaules et à continuellement plisser les yeux.

« La navette du port va partir vide. C’est bizarre et peu rentable pour eux » dis-je.
« Ils ont une obligation d’horaires et de passage. C’est pas bizarre, c’est comme les bus » répondit le peintre en essuyant son pinceau.

Je compris qu’il était au fait des affaires pratiques de sa petite cité. La vapeur siffla par le bec verseur de la cafetière, qu’il avait posé sur un réchaud. Il la retira du feu et m’invita à monter chez lui prendre le café. Pendant la conversation qui s’engagea, son regard interrogeait parfois longtemps certains détails du monde environnant : une mouche verte sur sa toile, un bateau au
loin (pour moi semblable aux autres), une longue voiture rouge qui passait le coude du village, ralentissant devant l’unique épicerie - dépôt de pain. Alberto était d’origine espagnole, mais s’était installé ici depuis longtemps. Il était né dans un village très touristique de la Costa brava, où ses parents tenaient un hôtel. Un bloc à l’ancienne, avec un minuscule parking dans une cour fermée. Les voitures des clients se collaient aux caisses de vin cuit et d’oranges, apportées très tôt le matin en camionnette par son père. Parfois les fruits roulaient sur les capots et s’écrasaient sous les pneus du départ, faisant le délices des fourmis. Cette promiscuité entre le client, que l’on se doit d’illusionner, et la cour des matières premières, avait toujours déplu au jeune Alberto. Il ne voulut pas reprendre l’affaire familiale, qu’il abandonna à sa sœur aînée, et entra très tôt à l’école des beaux-arts de Madrid. Comment était-il arrivé aux Goudes ? Sur un bateau. Alberto connaissait le skipper, étudiant comme lui, et l’avait suivit à bord, avec d’autres. Après une nuit de fête, le voilier chercha aux premières lueurs du jour à gagner la terre ferme. Ils étaient arrivés dans la brume rougeoyante du matin. Le village et le port se découvrirent comme un dessin, « esquisse net sur le fond encore poudreux du ciel » précisa-t-il. Le bateau prit l’ouverture entre les digues et accosta dans la marine. Alberto vit la route en coude, les maisons les unes sur les autres, et la colline sur laquelle la rocaille montait brusquement. Comme dans son village natal, le souffle du matin s’échappa, après avoir frappé à toutes les portes des maisons. Le bateau resta deux jours. Alberto connut la plage, le bar du port, et les sauts dans la mer depuis les rochers, qu’il pratiquait dans son enfance. Lui seul du groupe s’y risquait. Quand il grimpait, la pierre anguleuse lui brossait les pieds, mais il savait comment les placer pour ne pas se couper durement. Le manque de profondeur le contraignait à redresser immédiatement la trajectoire sous-marine vers la surface, le corps perdu un temps dans les algues. Cela effrayait les jeunes filles. Quand le bateau repartit, il resta avec l’une d’elles. Ils occupèrent une petite chambre au dessus de l’ancienne savonnerie. Les murs donnaient encore sous la chaleur de midi des odeurs de lavande et de camomille. Elle partit quelques semaines après, rentrant en Espagne par le train, qu’elle put joindre depuis la grande ville voisine. Alberto l’avait déjà peinte plusieurs fois, accoudée à la fenêtre regardant le port, ou assise sur le tabouret près du lavabo, dos au miroir.

C’est à partir de ce moment là qu’il fréquenta le Moulin bleu. Pour se distraire, et chercher ses modèles. Il me l’indiqua au pied de la colline. Le toit ondulé laissait encore apparaître en grosses lettres le nom du restaurant spectacle, comme si on avait apposé un pochoir géant. C’était maintenant un grand bâtiment sale avec cinq immenses fenêtres en façade (dont une seulement avait conservé sa vitre), contenant chacune une porte donnant sur une terrasse courte, où l’on devait sortir pour fumer à l’aise et regarder le port. Alberto me précisa que ce passage à l’extérieur correspondait à une phase indispensable, pour lui comme pour la demoiselle, afin qu’elle devienne un sujet de ses peintures. Sous la lune, le peintre pouvait juger le grain de peau argenté du visage et des bras de son future modèle, tout en respirant l’odeur de la chevelure, sous l’effet du vent marin. Quant à la jeune femme, cette soudaine intimité laissait entendre un attachement de l’artiste, voire une romance. Dessous, entre les piliers qui soutenaient le balcon, on imaginait le parking pour les clients, maintenant dépôt sauvage de gravats et déchets (ce que je pouvais voir depuis ma position : briques cassées, sacs de ciment mouillé, barres métalliques, rideaux de douche en boule, un demi lavabo et une armoire blanche sans porte), tous issus des travaux incessants de rénovation et agrandissement des cabanons familiaux, loués tout l’été aux touristes. Alberto peignait inlassablement le fond de la mer, tel que peut le voir un promeneur attentif le long de la digue. L’eau était claire dans la fosse peu profonde du port. La lumière généreuse dévoilait des pierres jaunâtres, des algues brouillonnes, des bancs de petits poissons blancs et gris. Alberto, qui parfois s’immergeait à mi-corps depuis l’ancienne pente aux navires, ne brisait jamais la surface d’un masque de plongée. « La distance naturelle imposée par l’eau et son volume salé de distorsion des images correspondent parfaitement, m’expliqua-t-il, au travail de l’œil du peintre en prise avec les couleurs de sa palette ». C’est pourquoi il préférait contempler l’eau en matinée ou en fin d’après midi, évitant ainsi la tentation d’un fond marin véridique, dans le reflet trop sûr de lui du soleil de midi.

Le jour de notre rencontre, je l’ai surpris dans une composition d’algues vertes et rouges, au milieu desquelles je crus voir du sable briller derrière les entrelacements.

9 décembre 2020
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