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Jurko Prochasko est un intellectuel ukrainien, psychanalyste et traducteur de l’allemand (aussi bien des œuvres de Freud ou Kafka que d’auteurs contemporains tels que Katja Petrowskaja ou Ingo Schulze). Engagé dans la révolution orange, profondément européen, il fait partie des voix ukrainiennes actuellement les plus sollicitées en Autriche et en Allemagne. Ce texte constituant la deuxième partie d’une série de trois – a été écrit à Lviv le 20 mai 2022.
Traduire fait partie de ma routine quotidienne. Cela signifie plusieurs choses : certes depuis le début de la guerre il n’y a plus de commandes – en dehors de ce qui est purement journalistique, s’entend – et toute la branche de l’édition et du livre est au point mort. (Cela ne vaut pas pour les librairies ni pour les publications sur le net !). Mais le fait de traduire tous les jours me donne un cadre et puis me permet une diversion qui n’est ni du refoulement ni du déni. Troisièmement – et pour moi le plus important– c’est une attitude consciente qui ne signifie pas tant la culture contre la guerre ou la culture malgré la guerre que cette résolution : autant que faire se peut, je ne me laisserai pas voler l’ensemble de la continuité et de la normalité de la vie par cette guerre. Pas une évasion mais pas un Kulturkampf non plus - de combat culturel - au sens ordinaire mais une ténacité stoïque quant à la part de continuité qui demeure. En ce moment je traduis deux ouvrages magnifiques : l’Enfance Berlinoise vers 1900 de Benjamin et l’Hyperion de Hölderlin. Des traductions auxquelles j’aspirais depuis longtemps et donc rien d’un programme contre la guerre ou d’un message. Bien qu’à y regarder de plus près, je ne vois que très peu de choses à présent qui soient sans rapport avec la guerre en tant que phénomène humain…
Quant à écrire, c’est tout à fait différent. En ce moment j’écris beaucoup plus que d’habitude mais il ne s’agit que de répondre aux demandes urgentes de journaux et autres revues ou anthologies ou bien de rédiger des discours pour des réunions et manifestations culturelles. Sans compter d’innombrables interviews. Comme celui-ci. Cela demande énormément de temps et d’énergie mais j’estime qu’il faut le faire et je ne refuse jamais. Certaines choses prennent beaucoup de retard. Mais c’est mon front à moi : puisque je ne me bats pas les armes à la main, je considère ces écrits comme mon devoir de citoyen vis-à-vis de mes concitoyens qui se battent mais aussi vis-à-vis des personnes qui me font ces demandes. Quant à écrire de ma propre impulsion ? Ce n’est pas le moment. Je préfère ne pas.
La ville de Lviv a incroyablement changé, et cela dans presque tous les domaines. Mais même dans la ville, dans son aspect urbanistique, on observe un mélange étonnant de nouveauté et de continuité, de routines ordinaires anciennes et de césures stupéfiantes. Ce qu’on remarquait avant tout, aux premiers jours de la guerre, c’étaient les foules invraisemblables, les nouveaux venus - des gens de toutes sortes, soit extrêmement aisés et d’une élégance soignée soit d’une évidente pauvreté, il y avait des jeunes et des vieux, et d’innombrables enfants de tous les âges. Sur les routes avec des voitures de qualité diverse, à pied avec leur bagage à la main et des couvertures, portant des animaux domestiques dans leurs bras ou les tenant en laisse (combien chiens de combien de races !). Un trait les unissait : leurs visages étaient tous empreints d’une grande inquiétude, d’une grande peur. Ils occupaient toutes sortes de logements et d’hébergements : des hôtels les plus luxueux aux appartements privés. Le parvis de la gare s’est retrouvé d’un coup bloqué par les voitures laissées par tous les gens qui venaient prendre le train vers l’Ouest et abandonnaient ainsi leur véhicule à leur triste sort. La municipalité s’est chargée de les enlever. Mais il y avait les gens, surtout. La place de la gare, son bâtiment, toutes les salles, tous les espaces de la gare ainsi que les rues adjacentes étaient submergés par des gens qui arrivaient sous la neige, dans le froid, et attendaient avec patience les trains d’évacuation. Des check-points furent installés sur presque tous les grands axes. Des milliers de gens en uniforme et en armes, tel était le spectacle dominant dans la ville. Devant les commissariats et les lieux de don du sang il se formait des queues sur des kilomètres. Mais c’est surtout le week-end qu’on prenait la mesure de la masse des nouveaux arrivants, lorsque les familles venaient se promener au centre de la ville. Les restaurants et les cafés mais aussi les musées, les instituts, les théâtres et les bibliothèques se sont rapidement adaptés : proposant des repas et des nuitées gratuites aux milliers de volontaires mobilisés.
On a protégé les monuments avec des sacs de sable, les grandes fenêtres et les vitraux des églises et des édifices publics avec des planches.
Des tentes et des mobile homes ont surgi comme des champignons un peu partout. Partout il y avait des gens au regard particulièrement changé.
Ces images fortes dignes de tableaux expressionnistes demeurent inoubliables.
Pour certains, la ville n’est qu’un passage, un arrêt plus ou moins long sur la route de l’Ouest pour franchir la frontière. Pour d’autres c’est un lieu de refuge. D’autres encore, quelques mois voire quelques années avant le déclenchement de la guerre, ont pris la précaution d’acquérir un appartement à Lviv en vue d’une guerre pressentie, attendue, en tout cas probable – et qui s’est effectivement produite. Toujours est-il qu’en ce moment environ 300.000 personnes de plus vivent à Lviv, un bon tiers de plus que la population d’avant la guerre. La municipalité prévoit qu’après la guerre, une cinquantaine de milliers de personnes souhaiteront rester à Lviv après avoir découvert une ville agréable à vivre, riche de possibilités, intéressante. Cela paraît évident au vu du nombre de personnes qui vont à travers la ville le regard brillant, qui y trouvent un travail, y nouent des relations amicales ou amoureuses, développant d’innombrables idées de travail en commun, des projets de vie qu’ils commencent à mettre en œuvre. Avec quel enthousiasme ils prennent part aux affaires de la ville. On imagine l’enrichissement qu’elle pourra en tirer.
La ville de Lviv s’en sort étonnamment bien : les infrastructures fonctionnent parfaitement, nulle part on n’observe de saturation, la ville fait face. D’un point de vue sociologique, cela rappelle la croissance rapide de la population à la fin du XIX° siècle, lorsque les villes européennes étaient plus pleines, plus denses, plus intenses qu’aujourd’hui. On se rend compte que les larges capacités de la Lvov de la fin du XIX° et du début du XX° siècle avaient été prévues pour un nombre d’habitants bien plus grand.
Après quelques semaines d’interruption, on se remet maintenant largement au travail, on répare la voierie, on reprend même quelques grands projets d’urbanisme coûteux.