« les lignes droites n’ont pas d’histoire »

Les choses que nous voyons, les choses que nous sommes, chantent -,

ou paraissent soudain ramassées comme

une grenouille qui se demande où tombera mon pied [1].



  Dans la postface de Conversations avec le maître, Cécile Wajsbrot explique qu’elle a entrepris d’écrire une série de romans intitulée « Haute Mer » autour du thème : l’œuvre d’art et sa réception.

Un lien thématique n’est-il pas trop ténu, et n’est-il pas artificiel ? Sans doute faudrait-il dire les choses autrement. Dans cette série de romans, je voudrais explorer la question de la création, prenant en compte, certes, le point de vue du créateur, mais aussi le point de vue des autres, ceux que nous sommes tous – auditeurs de musique, visiteurs de galeries ou d’expositions, et lecteurs.
Alors je prends le risque d’entreprendre ce voyage et de le faire dans un roman – si on entend par roman non pas un récit engoncé dans des contraintes de personnages et d’action, mais un espace à conquérir [2], une Amérique dont les frontières ne cessent de reculer, dont les limites sont toujours à franchir. D’où ce titre d’ensemble, Haute Mer, un titre métaphorique qui n’engage pas un contenu mais qui écarte la tentation de revenir au port.

  Le « maître » était compositeur de musique, la narratrice racontait leurs conversations à la première personne. Dans L’île aux musées [3], comme dans Mémorial dont la construction et la mise en voix préfigurent celles-ci, la parole est prise directement. C’est la parole, celle de plusieurs voix, qui rapporte le récit et le fait avancer dans le temps, c’est elle qui décrit les lieux, les objets du monde, le jour, la nuit [4].

  Chaque chapitre de L’île aux musées porte le titre d’une sculpture : Celui qui appelle. Le jour et la nuit. L’ombre. Panta Rhei. Allemagne mère blafarde. Le pas du siècle. La pièce abandonnée. La foule. Méditation contre le silence. Caïn venant de tuer son frère Abel. L’arbre des voyelles. Le cri.
  Ces œuvres existent, vous pourrez les voir à votre tour un jour ou l’autre.

  La lecture commence par la description du lieu où l’œuvre se trouve, l’histoire de cette œuvre et du sculpteur qui l’a réalisée : Gerhard Marcks. Ludwig Brunow. Auguste Rodin. Bernard Heiliger. Fritz Cremer. Wolfgang Mattheuer. Karl Biedermann et Eva Butzmann. Raymond Mason. Sylvia Christina Fohrer. Henri Vidal. Giuseppe Penone. Marino Marini.
  Vous en connaissez certains, d’autres non.

  La vie de ces artistes qui ont travaillé la pierre, le marbre, le bronze, qui ont martelé, taillé, fondu, poli, dont les œuvres ont répondu à des commandes, des sollicitations, dont la main et les outils étaient animés par l’imagination créatrice de formes autant que par le thème et le matériau choisis, raconte le XXe siècle européen, historique – guerres et paix, édifications et destructions, politiques militaires, combats idéologiques – et esthétique – dissolution de la figure, abstraction, nouveaux matériaux, intégration du mouvement, de la mobilité, assemblages, installations.
  Art et histoire ne sont pas séparés, rappelle le roman de Cécile Wajsbrot. L’art de la sculpture ne fait pas qu’assister à l’histoire, la commenter, il la raconte, il l’invente, il en fait partie ; l’histoire n’ignore pas la sculpture, elle en a besoin, elle ne se prive pas de l’employer à ses propres desseins [5].

  Puis des voix s’élèvent, se mettent en marche dans le monde d’aujourd’hui. Voix de statues, voix humaines. Tour à tour dans deux villes, Berlin et Paris, deux lieux, l’île aux musées et le jardin des Tuileries.

  La voix des statues est collective. Elles forment le chœur d’une basse soutenue, grave, qui dit nous avec obstination. Elles décrivent ce qu’elles voient, de leur socle, ce qui va et vient autour d’elles : ici, hommes et femmes qui s’attardent à les regarder ou les ignorent ; plus loin, moyens de locomotion, techniques et industrie, invasions, autodafés, bombardements et trafics, saisons, années qui passent en dispersant et en ramenant les éléments de ce qui constitue une ville et son histoire. Les voix se souviennent, elles redoutent, elles anticipent, à leur manière car leur expérience de la durée n’est pas la nôtre.
  Dehors, jardins, rues, ronds-points, ou dedans, salles de musée, gares, établissements officiels, comme les œuvres architecturales les œuvres sculptées sont mises en place de sorte qu’elles soient vues du plus grand nombre, afin de célébrer, commémorer des personnes et des événements, matérialiser un désir d’inscription dans le temps et dans l’espace publics. En elles, de façon plus immédiatement perceptible que dans le tableau accroché au mur ou le livre posé sur une table, se croisent l’artiste et la société. Dans des matériaux détachés de paysages parfois lointains ou détournés de leur utilisation ordinaire, elles sont la projection dans l’espace de volumes, de lignes, de formes, de contact avec la matière, et aussi d’images, d’idées, de rêveries, de symboles.
  Immobiles, elles nous accompagnent.
  Muettes, elles s’adressent à nous.

La nuit, lorsque vous n’êtes pas là, que les grilles sont fermées – il n’en a pas toujours été ainsi, parfois le jardin vous était offert et vous profitiez de l’obscurité pour des rencontres furtives, vous vous embrassiez entre les arbres, votre corps plaqué contre un tronc recevait celui d’un autre – lorsque vous n’êtes pas là, il nous arrive de nous demander ce que vous faites. il est certain que vous ne pensez pas à nous. Vous pouvez écrire des histoires où des hommes deviennent fous pour avoir aimé des statues et raconter qu’un jour quelqu’un se fit enfermer dans un temple parce qu’il était amoureux de la Vénus de Praxitèle, tout cela est le pur produit de votre imagination, dans la réalité, votre désir se dirige vers les êtres vivants, ceux dont les sentiments sont aussi variables que les mouvements, les directions – les pas.
Comment faites-vous pour durer, n’êtes-vous pas fatigués des allées et venues, comment gardez-vous la mémoire des choses, comment parvenez-vous à ce que chaque journée soit la suite d’une autre ?
Il nous arrive d’y penser, la nuit – de penser à votre fragilité, car vous avez beau vous couvrir de vêtements de toutes les couleurs et de toutes les longueurs, vous êtes aussi nus que nous.
Parfois nous nous demandons si vous existez en dehors de notre regard.

  Les voix humaines sont individuelles. Deux hommes, deux femmes. Un homme et une femme à Berlin, un homme et une femme à Paris. Dans un losange au contour tremblé dont les côtés, contigus ou opposés, correspondent deux à deux, se déroule un chassé-croisé sentimental. Deux rencontres de hasard, l’une dans un musée, l’autre dans un jardin, le temps d’un week-end où chacun avait ressenti la nécessité de s’éloigner d’un autre. Ces voix monologuent seules ou à deux, elles dialoguent. La typographie ne distingue pas pensées et paroles.

  Voix des statues, voix humaines. Durée longue, durée courte, comme en musique et en phonétique qui travaillent avec des unités « discrètes ». Son prolongé, son interrompu. Pause, demi-pause, quart-de-pause, soupir. Discrètes, c’est-à-dire séparées, discontinues. Comme une note et le silence, valeur musicale, qui la lie à une autre, une syllabe et la suivante.

  L’île aux musées est un entrelacement de ces voix, certaines destinées à durer, les autres destinées à s’interrompre. Les voix destinées à durer au-delà de ceux qui les ont créées et de ceux qui les regardent, celles des statues, nous survolent nous et notre histoire, nos histoires, nous et notre existence, nos voix.

— Vous avez une décision à prendre ?
— Je suis parti pour ne pas la prendre. Paris me semble loin, comme les questions que je me pose, ici je découvre le mouvement, la liberté, cela fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé, vous devriez en profiter, marcher, regarder – la ville vous est offerte.
— Tout porte à la mémoire, ici, à regarder en arrière, le passé…
— Le présent, regardez l’architecture, les cafés, la musique…
— Je vois les plaques sur les murs, les monuments dressés, les rappels.
— Hier, j’ai vu la ville.
— J’aimerais voir la galerie de peinture.
— Tous ces espaces artificiels, ces collections, ces amas. Ici, vous admirez la mort, vous l’appelez. Pourquoi êtes-vous parti si c’est pour rester enfermé ?
— La beauté…
— Les tracés laissées par le passé, et qui s’amassent au-dessus de nous et nous enterrent, nous oppressent. Il y a des rues sans touristes et des murs sans tableaux, des maisons habitées par des gens et non par des statues, c’est là que vous devriez aller…
— Et vous ? […]

  « Haute Mer », le projet romanesque de Cécile Wajsbrot, pose la question de l’espace commun à l’œuvre d’art et à celui qui la reçoit : volumes sonores dans Conversations avec le maître, constructions dans l’espace de L’île aux musées. Cet espace commun n’est pas neutre, n’est pas de tout repos. Il vibre d’énergies au point qu’une des voix humaines du roman confie le « danger » pressenti à s’absorber et se perdre dans les Nymphéas de Claude Monet.

  L’oreille et l’œil, en percevant une œuvre, instaurent avec celle-ci une relation. La même œuvre, en retour, offre possibilité d’exercer, parfois au point de les ébranler, l’ouïe et le regard de celui qui la reçoit.
  Nous écoutons un chant, une mélodie, et nous devenons le lieu de résonance de l’œuvre musicale et de notre relation commune au monde. Nous regardons une œuvre sculptée, et nous expérimentons les matériaux communs dont elle, nous et le monde sommes constitués. Avant cela, un compositeur, un sculpteur les ont conçues. L’œuvre d’art se prolonge ainsi, en amont et en aval, vers l’artiste et vers celui qui la reçoit, et vers ce dont elle propose une représentation. Ce sont ces différents espaces communs que « Haute Mer » s’est donné pour tâche de traverser.


Dossier Cécile Wajsbrot, textes et liens, sur remue.net.

Dominique Dussidour

4 septembre 2008
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[1Cid Corman, Vivremourir, précédé de Lieu, traduit de l’anglais (américain) par Barbara Beck et Dominique Quélen, postface de Laurent Grisel, L’Act Mem, collection La rivière échappée, 2008.

[2C’est moi qui souligne.

[3Denoël, 2008.

[4Lire le premier chapitre ici.

[5Sur l’histoire de l’art comme construction jamais achevée, on lira L’invention de la Vénus de Milo de Takis Théodoropoulos, récit traduit du grec par Michel Grodent, Sabine Wiepieser éditeur, 2008. Où le romancier raconte comment, en 1820, un marbre antique découvert par Yorgos Kendrôtas dans son champ de Milo croisa une histoire d’amour, une ambition poétique, des démêlés politiques et la cartographie des rivages de la mer Noire avant de devenir l’une des statues les plus célèbres du Louvre et de l’art occidental.