Nelia
Nelia Vakhovska est auteure et traductrice de l’allemand, entre autres de Josef Winkler, Martin Pollack et Arno Schmidt.
J’ai raté le début de la guerre. La veille au soir mes voisins faisaient du bruit et je me suis endormie avec des boules Quies. L’alerte aérienne résonnait comme une alarme de voiture et elle n’est pas venue troubler mes rêves. Jusqu’à ce qu’à 8 heures je reçoive un appel d’Allemagne : « Vos villes sont sous les bombes. » Il était trop tard pour quitter Kyiv, toutes les routes étaient bloquées. J’ai appris ce qu’était la dissociation. Tout le corps paralysé, comme en coton, la tête - vide, même la panique était comme atténuée. Le soir j’ai écrit un poème en ukrainien. Après, pendant un mois entier je n’ai pu écrire qu’en allemand.
Je suis partie malheureusement. On s’attendait à ce que Kyiv soit attaquée en premier lieu, c’est pourquoi ma maison de campagne, à 100 kilomètres de la ville, paraissait ne pas être un trop mauvais refuge pour les premiers temps. Mais les Russes se sont rapidement emparés d’Ivaniv et de Bordjanka, respectivement à cinquante et soixante de kilomètres de chez moi. Tout près de nous des forces ukrainiennes combattantes stationnaient qui ont subi des attaques aériennes, ma petite ville natale a été bombardée plusieurs fois. Je me trouvais à dix kilomètres, c’était un sentiment plus que désagréable. Par peur de l’occupation, j’ai continué vers l’Ouest, à quelques centaines de kilomètres, dans un endroit encore relativement paisible et calme. Surtout, l’approvisionnement était assez bien assuré et j’envoyais des produits aliementaires, des médicaments et du fuel aux membres de ma famille restés sur place. J’avais quand même le sentiment de les trahir, j’avais du mal à me sentir bien.
Maintenant je suis de nouveau dans ma maison de campagne. Les Russes se sont retirés, c’est calme comme ça l’est dans un village à l’écart à moitié délaissé. Peut-être que cela tient aussi au fait que nous n’avons pas de sirènes, ici, je ne reçois les signaux d’alarme qu’en ligne, quand la liaison fonctionne. L’approvisionnement est très aléatoire, il manque des choses banales - certains médicaments, du fuel, certains services comme les soins dentaires ou divers petits travaux de réparation. Mais nous avons des provisions et il n’y a pas de tirs. C’est déjà ça. Les petites traductions que je fais (pour la plupart bénévoles), je les envoie dans la nuit car la connexion est meilleure.
De mes fenêtres je vois partout la forêt, c’est aussi pour cela que j’avais choisi ce village il y a quelques années. Mais quand le bruit d’un moteur d’avion gronde quelque part, nous nous pressons les uns contre les autres, la peur est désormais ancrée en nous. Dans la petite ville voisine, les transports publics circulent de nouveau si bien qu’en théorie, je peux même aller faire des courses. J’aime bien ma routine quotidienne, j’attends avec plaisir les journées plus chaudes à venir pour pouvoir planter mes salades.
Bizarrement l’idée ne m’est pas encore venue de commander des livres. Et lire en ligne, c’est difficile : on s’arrête en permanence pour regarder les nouvelles et devant ce flux d’images terrifiantes, de suppositions vagues et d’appels patriotiques, je me sens perplexe et souvent désespérée, déprimée.
Mais je recommence petit à petit à lire. J’ai vaguement l’impression de revenir à la maison.
Ce qui me manque le plus, c’est un horizon temporel à dimensions normales, cela, c’est très douloureux. Sous les bombardements nous vivions au jour le jour : nous avons survécu aujourd’hui, c’est toujours ça, on verra bien ce que demain nous réserve. Quand je me suis retrouvée évacuée à l’ouest de l’Ukraine, l’horizon s’est étendu à trois jours : je n’ai pas défait mon sac à dos, j’étais prête à repartir le lendemain si les combats se rapprochaient. Maintenant je fais des projets sur une semaine, jusqu’à une semaine et demie. Mais quand on m’a invitée de l’étranger à une rencontre en juin, nous avons tous éclaté de rire. Cela faisait plutôt penser à une mauvaise plaisanterie.