Christine Jeanney | Présence du Général Instin

Je suis entrée, j’avais la permission, j’allais nourrir les chats ce jour-là. Deux tours de clé - la serrure inversée, on ferme deux fois pour ouvrir – j’étais dans le garage.

Ici les murs dégorgent, un empilement acrobatique de fils, de pinces et de bidons, burettes, lasures bancales, séchées, aux couvercles cernés de gel ambre et des pinceaux. L’inventaire impossible à inventorier, une liste de noms enchâssés dans les recoins et des couleurs complexes. Difficiles à décrire et presque à regarder, agencements improbables, on abandonne bien vite l’idée d’en reproduire même une parcelle. Pourtant l’image s’offre, pleine, en une fois, entière et foisonnante. À droite, une porte plus petite mène à l’habitation, un couloir, rempli de rangements, de dossiers, de buffets, de sacs, de baquets plastifiés que je longe, des bouteilles d’eau, du lait, des pommes et des oignons, jusqu’à une fenêtre basse, étroite, couverte d’un rideau dentelle, vitre sur rue. C’est l’ancienne cuisine qui sert maintenant de débarras. Une table ronde au centre où montent les chats (justement, je suis venue pour eux, litières à remplacer, croquettes à renouveler, leurs maîtres doivent rentrer le lendemain), c’est là qu’il y a l’odeur. Pas détestable, même si certains le pensent, le mélange un peu fauve et les relents de bois, de bûches, de cendres (derrière le mur, la cheminée respire), le froid par-dessus les arômes de cette maison vide donne une sensation familière/ étrangère, une pointe d’âcre, une pointe de lessive, de fruit talé, un peu d’inconnu amical.

J’ai nettoyé, balayé les graviers des litières, pépites blanches disséminées un peu partout. J’ai versé dans les bols les croquettes, du rouge du jaune et du marron en fleurs en cœurs en trèfles, pendant que la Minette miaulait gravement, l’autre chat invisible, me surveillant sans doute du haut de l’escalier, ou dans l’entrée vers laquelle je ne suis pas allée. L’ami est peintre, je ne sais pas si ça peut servir (je veux dire servir à raconter l’histoire de la présence du Général. Il n’a jamais peint de portraits ou, en tout cas, pas que je sache. Ce sont plutôt des silhouettes, des femmes et des hommes antiques, des Grâces exhumées des tombeaux, des tableaux archéologiques, lourds de passé, d’intempéries, les restes recouverts de sable d’une écriture indéchiffrable, une civilisation perdue, il peint ce que l’on accrochait aux murs en ces temps-là, il peint les décors disparus). Suis ressortie par le garage : deux tours de clé qui ouvrent pour refermer. Pendant cette intrusion, le sentiment constant d’être suivie par d’autres yeux que ceux des chats. Bien sûr que j’ai tout de suite pensé au Général. Surtout qu’un des buffets dans le couloir renvoie une image burlesque, une armoirie, cuivre fumé, sans délimitations ni pertinence, on n’en saurait pas l’origine, un reflet, oui j’ai pensé au Général, à des fragments de son visage. L’odeur et le visage restent. Même si ce n’est pas lui, même si elle n’y est plus, même ailleurs, autrement, ils me suivent.

Salle d’attente : sur un fauteuil souple, inox et bandes de skaï en dossier, en assise. Le battement de pied d’une dame marque le rythme ou l’impatience, la radio dévide des chiffres – 106 – et des succès des années 80. Le Général s’impose, enjambe Bonnie Tyler, il est sumo, un pied puis l’autre au bout de la jambe lancée, pliée et fermement frappée, le carrelage vibre, rend la batterie de Rebel Without A Clue muette une seconde. Personne ne voit la forme ventrue du Général, son corps rose et bombé, son mawashi sous lequel flottent des pampilles, puis il va, il s’enfuit. Ne reste qu’un Macke reproduit sur le mur. La dame au pied rythmique se frotte le nez, la secrétaire dit au revoir à un patient, reflets de la porte vitrée pris dans mes yeux, le Général gris dans les lignes horizontales qui décorent le verre.

L’envie de demander ici et à voix haute, « Connaissez-vous le Général ? » S’exposer aux mines stupéfaites. De Gaulle ? Leclerc ? Ils fouilleraient dans leur mémoire après un silence gêné, retourneraient leurs poches pour chercher une contenance. Pendant ce temps le Général pouffe, assis sur le dossier d’une chaise, examine les clients sous le nez et ce faisant, ressemble brutalement à Donald O’Connor avec des épaulettes. Je lui jette un regard complice. Décidément, qu’est-ce qui se passe ? Ce Général rend fou.

De la poisse ou un bout de papier toilette collé sous la semelle dans les films comiques, depuis que j’ai posé le doigt sur lui, le Général (électricité statique) ne s’est pas éloigné de moi de plus de la largeur d’un souffle. Foi en lui. Je suis adossée confortable, c’est son bras qui m’entoure le dos, son bras plat, fin, par-dessus le skaï. La salle d’attente se vide, une des chaises garde un pli sur son coussin, il était là, posé, quand je ne regardais pas. Maintenant je constate que rien n’est plus pareil. Et puis, ces tours de clé, tours de clé inversés, je ne l’ai pas inventé, ça dit bien la bascule. L’avant, l’après. C’est ridicule, non ? J’ai foi en lui, je veux dire réellement.

Ses pouvoirs sont immenses, et je ne plaisante pas. Si l’argile se malaxe, battu pour en chasser les bulles d’air, plié, lissé et excurvé, si la feuille blanche se lacère, se remplit à l’envi, se colore, si le sac vide se bourre de ce que l’on décide, l’argile, la feuille, le sac restent matières, avec leurs particularités, densités et fragilités, mais matières seulement, matières neutres. Et chacun s’en empare, s’y déploie, x pains d’argile sont modelés, donnent x blocs différents à l’arrivée, donc x contenants exposés de x individus variés. La matière du Général, elle, est différente. Provoque la tension, déclenche la volonté (l’arrogance du x) de la sculpter. Elle feint de se laisser courser dans la végétation, dans les lettres ajoutées, dans les manques, et l’on s’imagine être seul et libre, sourire, s’abandonner mais ZOU, il rapplique. Avec sa femme, des ampoules éclatées et un chien. Un coup d’épaule, une bourrade et la tête bien droite, il garde sa nature intacte. À peine une marque qu’x pense laisser (un tatouage de la taille d’un papillon s’ajouterait aux autres marques, indices discrets). Même costumé de mille façons, le Général garde son corps.

Le Général, matière non neutre. Un trou noir. Avec le grand enfournement que ça suppose, la périphérie avalée, et les satellites éloignés insensiblement aimantés, happés vers lui. C’est pourtant simple : l’assemblage disparate dans le garage, ça lui ressemble. Et l’ami peintre sans le savoir raconte ses sursauts. Son incursion dans la salle d’attente se fait partout, latente. Il est une rayure sur écran. Les images défilent au grand zapping, manifestants, fleuves en débordements, cils extensibles, incendies, logos, pour être sûr de ne pas se tromper, témoignages, papiers, famines et la météo du week-end, la rayure reste. Une idée insistante, la vie qui va, prendre un café puis la vaisselle à faire, il fait froid et le chien des voisins quelle plaie, se réveiller dire encore cinq minutes sous les draps, couloir de l’hôpital, acheter du riz, chercher les enveloppes dans quel tiroir, les enfants sortent en rang et en retard, embouteillage, un SMS qui dit ok, à chaque fois que je laisse mon cerveau vacant, mon cerveau que je porte comme un chapeau melon, sans m’en servir, l’idée y entre, s’installe, prolifère, en expansion. En expansion, l’idée du Général.

Un soldat inconnu, mais de toutes les guerres, peut toutes les contenir. Un fantôme unissant les spectres derrière lui et formé de volutes froissées qu’il rassemble, d’ectoplasmes pluriels, sans âge. Le spectateur énigmatique, l’observateur dont la bouche scellée murmure ce dont tu n’avais pas conscience. Une forme vide que tu peux remplir à foison. Y installer des vérités, et des documents historiques (il peut porter cela). L’utiliser pour remonter des fils coupés, croisés jusqu’à une langue, jusqu’aux racines (il peut aller vers ça). Ce qui se cache derrière lui, bien sûr c’est toi, oui mais pas que : c’est toi et lui, et sa force ajoutée. C’est-à-dire quelque chose d’imprévu, même par toi qui croyais concevoir, ordonner les lignes, les mots, les accords, ramasser les graviers disparates que dispersent les chats, toi qui pensais agir, tu suis à l’aveuglette. Il était derrière toi, il est passé devant (quand je dis toi, c’est de moi que je parle, bien sûr, et peut-être de nous).
Je suis entrée, j’avais la permission, c’est ce que j’ai cru. Je ne savais pas, dans l’inversion du tour de clé, qu’à ce moment et au contraire, c’est lui qui est entré.



Parmi les nombreux endroits d’écriture et d’invention de Christine Jeanney, il y a les todolistes, "liste de 4 choses à faire sur photo offerte" - et trois d’entre elles ont été contaminées par le Général :
les todo 124, 125 et 126


Le laboratoire d’écriture de Christine Jeanney, tentatives.

Découvrir son incroyable Ligne 1044, écriture en trois dimensions, sur remue.net.

Elle a publié Voir B et autour, Signes cliniques, Fichaises, Folie passée à la chaux vive (avec Stéphane Martelly), et Cartons.

12 novembre 2011
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