Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
(3 juillet 2020)
Je voulais prolonger notre réflexion tout en tenant compte des échanges, des commentaires et des témoignages que nous avions reçus. Mais j’ai longtemps eu l’impression de creuser une question insaisissable, en perpétuel mouvement, sans réussir à dégager une ligne de force, sauf à revenir au point de départ, c’est-à-dire à ce besoin de changement, né d’une insatisfaction structurelle.
L’impression d’être dans une immense demeure sans lumière et d’avancer avec une lampe de poche, n’éclairant que l’infime parcelle de mon parcours en train de se faire.
Que ce sentiment d’incertitude découle du secret complet qui règne sur les règles du jeu qui régissent effectivement les algorithmes du réseau m’apparaît comme l’une des explications. Qu’est-ce qui est mis en œuvre exactement ? Quels sont les objectifs visés et lesquels sont induits par cette visée ? Comment concrètement est-ce que Facebook fonctionne ? Pourquoi ne puis-je pas interagir comme je le voudrais ? Et comment faire avec cette injonction supérieure adressée aux professionnels, aux artistes : soigner sa présence numérique, sa visibilité, sommés que nous sommes d’être présents, c’est-à-dire de publier et de partager du contenu, attentifs au « storytelling » (story, image(s), posts, informations, liens vers un site, etc.) que nous nous devrions de développer ? Comment faire, alors que je subis les règles obscures du réseau, la marge de manœuvre limitée à l’achat d’un peu de force publicitaire qui s’autoconsumera aussitôt ? Pourquoi ai-je cette sensation de perte de contrôle, de perte de goût même, en tant qu’utilisatrice ?
Laurent a utilisé à juste titre l’image d’un magasin dans lequel il serait plus important de rentrer — et de rester — plutôt que d’y concrétiser un échange. Une machine, à la mécanique complexe entièrement dissimulée, saturée d’images et de lumières. Et si je ne cherche pas à tout y découvrir — je n’en ai ni le temps ni l’envie — je préfèrerais tout de même que l’on ne me fasse pas les poches pendant la visite.
Est-ce qu’il s’agit de déceler le bon du mauvais ? Est-ce qu’il s’agit de soupeser les coûts et les bénéfices ? D’arbitrer la donne avant de répondre à ce besoin de changement ? J’ai l’impression de danser d’un pied sur l’autre : oui non mais en fait si mais non c’est bien c’est affreux c’est non oui mais bon.
La question que pose l’usage d’un réseau gratuit m’interroge en premier lieu, un réseau qui semble d’abord entièrement libre, où prendre place et développer sa propre toile serait possible. Mais comme nous l’avons déjà évoqué, et comme nous en avons l’intuition, la part individuelle du réseau se réduit au fur et à mesure, augmentant son prix chaque jour, pompant notre énergie, nos relations, nos communications jusqu’à nous anémier complètement.
Il y a ce frein que le système met en place, nous limitant à quelques dizaines de relations, nous privant du choix initial de ces mêmes relations, tout en nous contenant dans un espace qui va se réduisant. Le 12 janvier 2018, Mark Zuckerberg l’annonçait officiellement sur son compte : « We built Facebook to help people stay connected and bring us closer together with the people that matter to us. That’s why we’ve always put friends and family at the core of the experience. Research shows that strengthening our relationships improves our well-being and happiness. » (« Nous avons créé Facebook pour aider les gens à rester connectés et à nous rapprocher des personnes qui comptent pour nous. C’est pourquoi nous avons toujours mis les amis et la famille au cœur de l’expérience. La recherche montre que le renforcement de nos relations améliore notre bien-être et notre bonheur. »)
Tendre au « bonheur » selon le réseau correspond principalement à l’utiliser sans discontinuer, en devenant soi-même l’aliment de base. Le consommateur-consommé : « si c’est gratuit, c’est toi le produit ».
Nos relations renforcées amélioreraient-elles notre bien-être ? C’est probablement pour cette raison que je vois les publications de personnes avec qui je ne veux pas échanger mais que l’algorithme a géolocalisées proches de moi. Le bonheur selon Facebook est une affaire de voisinage : si c’est proche, statistiquement, nous réagissons plus vite et plus souvent, et pour une part, de façon décorrélée du contenu lui-même. Alors, quelles sont les personnes qui comptent réellement ? Certainement celles qui tiennent les comptes à notre place à l’autre bout du système et qui calibrent l’algorithme pour maintenir la dose adéquate de voisinage, au-delà ou même à l’encontre peut-être de notre usage et de nos aspirations.
Par ailleurs, on est tous confrontés au puissant paradoxe inhérent au réseau et à sa structure. Chaque fois j’oscille entre deux pôles, l’envie de découverte, la recherche d’échange, de contenu, avec un appétit décuplé justement par le numérique, et son quasi contraire, l’abandon consenti et l’aspiration de toute mon attention, « mon temps de cerveau humain disponible » [1] devant le fil continu des publications. Dans un même mouvement. C’est là sa force. Dans un même mouvement, je fais défiler les publications, et je décide, en une fraction de seconde, de leur catégorie : celles que j’aime, qui m’intéressent, celles que je lis, celles que je survole et celles que j’oublie. Et trop souvent je bascule en mode automatique, dans cette occupation contradictoire qui tient de l’activité mentale minimale et de la passivité les yeux grands ouverts. Trop souvent, et lors du confinement, jusqu’à l’overdose.
Pourtant, il y a quelques jours, à l’idée de tout envoyer balader je me suis écriée : mais il va falloir que je trouve autre chose ! Quelque chose d’autre pour me passer de ce flux hypnotique. Il va me falloir changer le geste et le réflexe, me désintoxiquer, entamer une forme de rééducation, pour ne pas glisser, en pensée puis en action et attraper mon téléphone portable pour suivre le fil continu qui me tend mes trois croquettes.
Et c’est là que le sursaut intervient à chaque fois, comme dans les commentaires et les témoignages : tout n’est pas à jeter !
C’est ici, sur ce réseau immense que j’ai découvert de nombreuses personnes, que j’aime lire et suivre, ici que j’en apprends sur eux, sur moi, sur quelque chose du monde, à travers les sensations, les questions, les fragments qu’ils partagent. Ici que j’ai aiguisé comme jamais auparavant mes idées politiques, précisé mon regard, mon esprit critique, discerné et choisi des arguments, suivi des liens hypertextes précieux, découvert des images marquantes, des œuvres et des artistes, des idées, des textes et des pensées, une ouverture. C’est ici indéniablement que des amis théoriques sont devenus des amis numériques, des personnes avec lesquelles je me sens reliée par ces liens faibles si importants, qui se construisent au fil des jours et des ans.
La possibilité du partage est la chose qui m’avait le plus séduite quand j’ai ouvert mon compte en 2014. Après avoir été longtemps farouchement contre Facebook, j’avais fini par envisager, professionnellement parlant, de m’y inscrire. J’en avais discuté avec un graphiste pour avoir l’avis d’un professionnel, qui communique sur son travail, sa structure, ses activités. Et j’avais suivi ses conseils, une page personnelle doublé d’une page professionnelle, avec en tête ce détail qu’il avait au préalable décrypté, parce que ce n’était pas clair pour moi : le like est la base du dialogue, par ce geste tu dis j’ai vu, j’aime, ça m’intéresse, tu le signales à la personne, au groupe et à l’algorithme.
Très vite j’ai été une utilisatrice quasi quotidienne, attachée à partager qualitativement les choses, nom de l’auteur ou de la source, date, adresse d’un site, comme on qualifie un terrain par ses références cadastrales dirai-je, pour que d’autres puissent situer le propos, le retrouver, y retourner voir de plus près.
Au cours de l’écriture de cet article, je me suis souvenue comme j’avais d’abord trouvé Facebook assez laid en découvrant mon profil. C’était frappant, en 2014, cela faisait sept ans que j’alimentais un blog avec beaucoup de soin (et je continue sur mon propre site depuis 2017). Puis j’avais oublié. Et aujourd’hui, le like n’est plus ce qu’il était, notre amour (même formaté) ne suffit plus.
Alors ?
Dans le milieu des jeux vidéo, il y a une catégorie de joueurs à part, les speedrunners, qui plongent dans le jeu et son codage, pour découvrir tous les interstices de liberté, à la recherche de la vitesse maximale. À travers les bugs, les astuces et les conséquences, les circonstances particulières et la logique étonnamment cumulative de ces univers, ils cherchent le moyen de traverser et terminer le jeu le plus rapidement possible, par goût du défi et pour un jour valider la partie complète la plus courte. Ce sont des joueurs qui connaissent parfaitement le jeu, qui passent des heures et des jours, pour aller de A à Z le plus directement possible. Prendre tous les raccourcis, pousser à l’extrême les possibilités, s’appuyer de façon détournée et même contradictoire sur toutes les aspérités du fonctionnement. Dans « Zelda » par exemple, on peut stopper le fil du temps (option magique disponible) frapper longtemps de l’épée un rocher suffisamment gros, et arrimé dessus, remettre le temps en route, libérant ainsi la force cinétique accumulée dans le rocher qui traverse alors la map comme un boulet de canon. Réussir à se catapulter comme aucun programmeur ne l’avait envisagé auparavant. Détourner les possibilités. Prendre la main. Jouer avec le jeu.
Facebook n’est pas un jeu, mais je constate que je n’ai aucun moyen de faire un pas de côté dans le réseau que j’utilise. J’en subis l’architecture et la publicité, réceptrice d’un flux finement calibré, parfois même j’en subis la censure, comme Laurent a pu l’évoquer, sans avoir même accès à la publication incriminée. Nous en subissons tous les mises à jour, sans pouvoir en mesurer la portée, sauf à l’expérimenter concrètement mais très partiellement. Pieds et poings liés.
Pourquoi n’y a-t-il pas un curseur qui me permettrait d’avoir des propositions plus éloignées de ce que j’ai liké ? Un ou deux degrés de plus de variété, de nuance, de contraste. D’altérité. Je faisais cette réflexion à Laurent et je me suis rendu compte en le formulant, de l’horizon que cela ouvrirait véritablement : un cauchemar.
Heureusement que les plateformes et les réseaux, privés donc intéressés, n’ont pas encore compris cet aspect de l’appétit que l’on a, en tant qu’être humain. Parce que le cocon sera alors terriblement efficace, terriblement confortable et se refermera sur nous, renforçant de façon exponentielle chaque lien, nous ficelant plus sûrement à la toile, momifiés vivants, terriblement « acceptifs », acceptant-captifs sous perfusion continue.
La question que nous nous posons et que nous vous posons par ricochet, est étonnamment changeante, glissante et plurielle. Questionner notre usage du réseau, c’est aborder nos gestes et nos postures autant que les limites et les corridors d’usages qui se dessinent, les voies rapides et collectives et les passerelles plus confidentielles — peut-être encore possibles ?
J’ai d’abord cru questionner sans trop m’impliquer.
Puis j’ai cru avoir décidé de stopper tout, déterminée.
J’envisage maintenant un compromis, qui comme tous les compromis sera partiellement satisfaisant. Parce que la rupture totale avec Facebook me couterait tous les liens auxquels je tiens. Mais mon usage moindre me les fera perdre en grande partie, probablement aussi.
Si je réduis mon implication sur le réseau, est-ce que la qualité du fil d’actualité va s’appauvrir ? N’ayant plus mes interactions pour préciser et personnaliser mon expérience client, va-t-il me proposer seulement ce qui est le plus liké, le plus commenté, le plus partagé (mais par qui ? mes amis ?) ?
Reprendre la main.
L’enjeu est de revenir à l’espace numérique que je peux créer, précis, identifié, existant contre paiement d’un service spécifique, c’est-à-dire un hébergement, un site, un mon de domaine, un mail payant. De prolonger les choses et me choisir des alternatives du monde du libre, qui ne vendront pas mes données (à découvrir sur Framasoft). Me dégoogeliser, me dégémailiser — autant que possible. J’ai déjà basculé sur l’interface de courrier électronique que je paye. Je commence à l’apprivoiser, je me suis abimé les yeux des heures et des heures à mettre l’outil à jour. Fil hypnotique, répétitif, mais constructif cette fois.
Démarrer un nouveau volet pour notre collectif public averti* et mettre en place un site. Pour choisir l’interface, l’esthétique, continuer à éditer le fil de publications qui lui est spécifique, et notamment se construire des archives accessibles. Avez-vous un jour cherché à retrouver, sur votre page professionnelle, une publication précise, publiée plusieurs années auparavant ?
Et, en termes de réseau social, explorer justement l’une des alternatives possibles : Framasphère, où je déjà suis inscrite depuis longtemps. Alors que j’avais rapidement abandonné, découragée à l’idée de tout recommencer pour faire connaissance et me construire un environnement riche, ce sont ces mêmes raisons qui aujourd’hui en feront tout l’intérêt.
Je vais devoir accepter d’abandonner.
J’ai envie d’un espace numérique qui ne soit pas anthropophage.
Je ne veux plus être seulement le produit.
J’ai envie de reprendre la main.
nocturne #4 © * public averti, laurent herrou, et pauline sauveur 2020
Pour lire tous les articles de la série :
Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6
Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7
Facebook : dormez mieux, détendez-vous_ nocturne# 8
Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10
* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.
[1] Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1