Facebook : dormez mieux, détendez-vous_nocturne# 8
(19 août 2020)
Par une explosion dont on verra tant de fois la répétition à travers des vidéos de téléphones portables, hypnotisés que nous sommes, devant des images privées devenues publiques et mondiales. Vivre l’évènement, sans le vivre le moins du monde, et pourtant être ébranlés par sa violence effroyable (et ses conséquences).
À l’écran, il y a une terrasse, on imagine un café, des amis, on entend des paroles et on devine la main qui tient le portable comme on tient tous le nôtre, et le corps et le téléphone se tournent vers ce qui se déroule soudain à l’horizon. C’est peut-être l’évidente similarité du geste le plus anodin qui rend la chose si concrète et déjà indicible, lorsque l’image bascule dans un cri et que le bras et le corps et les amis tombent au sol sous le coup de la déflagration.
J’avais pris connaissance que quelque chose venait de se passer par un « ami » numérique, relation lointaine du réseau, dont je vois parfois les publications sur mon fil d’actualité. J’avais lu ses mots, j’avais lu son inquiétude immense, pour ses amis, ses proches habitant la ville. C’est par ces premiers mots que j’ai appris la catastrophe. Une voix habitée, singulière et humaine, s’adressant aux autres depuis un quotidien banal, familier, faisant irruption dans mon propre quotidien. Avant que les chaines d’information en continu ne désincarnent le drame, l’anéantissant à force de répétition, de chiffres et de postures d’annonces, avec d’autant plus de rapidité quand nous en sommes relativement éloignés, géographiquement, intimement, jusqu’à le réduire en poussière et passer à l’information suivante.
Toucher et être touchée. Par une voix. Rappelant en cela la nouvelle des attentats de Nice et de Paris, qui se sont matérialisés d’une façon ou d’une autre (dont chacun garde le souvenir aigu) et qui ont percuté un à un et à chaque fois, nos vies quotidiennes. Ainsi parfois Facebook, envers et contre tout, contre lui-même surtout et sa puissante fonction commerciale, laisse passer des paroles intenses et humaines, à notre hauteur.
Laurent évoquait précédemment le visage de l’acteur, Hugo Weaving, dans Matrix et son impassibilité qui incarne le système se défendant, cherchant à neutraliser la révolte. Une censure, presque une sangsue, qui espère, dans un geste de médecine médiévale, aspirer le sang mauvais de la rébellion et jusqu’à l’idée même de résistance.
En ce sens et comme souvent (toujours ?), la recherche de pureté auto-proclamée est psychopathe : il s…˜agit de simplification, d’éradication, de décomplexification et d’uniformisation forcée, pour maintenir une apathie inoffensive. Le système s’efforce de réduire et d’anéantir la complexité féconde œuvrant à sa propre autonomie. Et Hugo Weaving est là pour nous le rappeler. Il personnifie la force et l’omnipotence de la matrice. Mais immédiatement également, sa faiblesse, son plus flagrant aveu d’impuissance. Démultipliée à l’infini, la matrice prend visage et de fait, « se révèle » aux yeux des résistants, acculée, obligée de réagir, elle prend corps et figure et devient attaquable. Matérialisant ce qui ne devait même pas être envisagé.
Peut-être est-ce ce qui nous manque dans notre rapport à Facebook ?
Peut-être est-ce ce qui nous attend et ce que nous attendons, justement, de nous persuader d’agir de l’intérieur ?
Nos limitations sur le réseau sont invisibles et invisibilisées. Ses règles et ses manières sont transparentes comme l’air que l’on respire. Elles se déploient à une échelle macroscopique qui nous dépasse, et dans le même temps se pulvérisent de façon microscopique en micro-régulations, micros-déviations, micro-distorsions constantes, pour que les utilisateurs utilisent, que les consommateurs consomment et que nous nous délestions de notre attention devant des annonces publicitaires.
Mais, il semblerait qu’apparaissent les prémisses d’une auto-révélation du visage de Facebook, du fait de l’application elle-même.
Sous couvert d’informer l’utilisateur et d’améliorer son expérience client, acculé par la problématique des addictions, des dérives et probablement par une forme de résistance ou du moins de critique impossible à nier totalement, le système en vient à se dévoiler.
Depuis la dernière mise à jour vous trouverez maintenant, dans le lointain onglet « paramètres et confidentialité », des conseils au ton sucré sur la gestion de vos relations avec la plateforme : Dormez mieux, détendez-vous le soir en programmant le mode silencieux. — Découvrez à quel point vous utilisez l’app. Facebook sur cet appareil (téléphone portable uniquement, information non disponible sur ordinateur). — Concentrez-vous lorsque vous en avez besoin, activez le mode silencieux lorsque vous devez étudier, gérer des corvées ou simplement éviter toute distraction. — Passez des moments privilégiés en famille, programmez le mode silencieux pour profiter pleinement de votre famille. — Accordez toute votre attention à vos amis, soyez à l’écoute de vos amis lorsque vous êtes ensemble, pensez à définir un rappel de temps quotidien.
Dormez mieux, concentrez-vous, accordez (nous) votre attention. Ce que j’entends dans ces injonctions mielleuses, c’est la reconnaissance d’une responsabilité dans le fait que les utilisateurs dorment mal, sont déconcentrés et désorganisés par leur usage de l’appli, au point de ne même plus assumer leurs « corvées ».
Ironique ou terrible ?
Digne en tout cas, des leçons de morale des livres de bonnes manières : desserrez donc quelques minutes la corde que nous vous mettons autour du cou et remerciez-nous de vous le conseiller ! Une fois ces préconisations paternalistes dispensées, l’affirmation sous-jacente est bien celle que nous sommes seuls, seuls face à la plateforme et surtout, seuls responsables de notre propre addiction. Le système ne peut tout simplement pas nous rendre les clefs qu’il a si patiemment récoltées, il ne va pas se défaire de son immense organisation qui capte notre attention, notre temps, et potentiellement notre argent.
Tard le soir en écrivant ce nouvel épisode, j’ai regardé la photographie illustrant le nocturne #6 : une nacelle sur son bras élévateur, comme une pelleteuse aérienne dans la nuit éclairée des lumières de la ville. Peut-être qu’elle résume, mieux que je ne l’imaginais au départ, ce qui nous incombe : percer le sombre et l’inconnu, creuser ce que l’on ne sait pas. D’autant plus ici, où les certitudes s’alignent et épuisent (les idées, les propos, les gens), où l’inversion est si souvent de mise : l’agresseur agressé, le questionnement légitime reçu comme une attaque, le témoignage critiqué au même niveau qu’un slogan. Sans nuances, la simplification, la stérilisation en marche.
Alors chaque fois j’en reviens, par un chemin ou un autre, à cette idée qu’il s’agit d’aller ailleurs, plus loin, creuser la nuit de nos mains nues et réelles dans le concret du monde. D’ouvrir les yeux sur ce qui n’est pas nous mais qui nous est commun.
Et à l’intérieur du réseau aussi. Il s’agit de trouver, d’entendre, de tendre l’oreille à ce qui le traverse jusqu’à nous rejoindre. De reconnaître les voix qui s’adressent à nous.
nocturne #8 © * public averti, laurent herrou et pauline sauveur, 2020
Pour lire tous les articles de la série :
Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3
Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6
Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7
Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10
* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.