Achab et moi
Achab et moi
une pièce de Stéphane Michaka
Représentée au théâtre Paul-Éluard de Choisy-le-Roi le 12 mai 2010 par les seconde 1 du lycée Georges-Brassens de Villeneuve-le-Roi, dans le cadre des résidences d’écrivains de la Région Île-de-France.
Extraits (scènes 1 à 4)
Scène 1
Proue du baleinier. On entend des piaillements de mouettes. En quête de nourriture, elles planent au-dessus du navire. Un vent fort souffle et disperse leurs cris. Bruit d’une vague qui se brise contre l’étrave. Victoria Page reçoit une lame salée en pleine figure.
VICTORIA (surprise par la vague) Oh !
Pim accourt, essoufflé.
PIM Madame ! Madame ! Il ne faut pas rester là. (Victoria recrache un peu d’eau.) Vous n’avez pas vu la pancarte ?
VICTORIA Quelle pancarte, petit mousse ?
PIM Mais, celle qui se trouve sous votre nez.
VICTORIA (elle voit la pancarte) Ah.
PIM (fièrement) C’est moi qui l’ai dessinée.
VICTORIA (lugubre) Un homme qu’on supprime…
PIM Hein ? Mais non. C’est…
VICTORIA Un être barré, ôté à cette terre.
PIM Pas du tout : un passager, à bord de ce bateau. La croix veut dire : (Il lit.) « Interdit de… »
VICTORIA « Interdit » ne s’écrit pas comme ça, petit mousse.
PIM Ah bon ? Comment ?
VICTORIA Pas de U. Pas de A. Un seul D... (Elle s’éloigne.) T à la fin.
Pim corrige au feutre sa pancarte.
PIM Ouh là, ouh là. Moins vite.
VICTORIA (d’une voix funèbre, elle répète lentement) T à la fin…
PIM Eh, où allez-vous ? Madame, pas par là, c’est les machines !
Pim secoue la tête comme pour dire : « Elle est folle… » Il continue de corriger sa pancarte en s’emmêlant dans les lettres.
Depuis un moment, Sophie Sprinkle se tient assise sur une caisse, à quelques mètres de Pim. Elle écrit dans son journal.
SOPHIE Jeudi 8. La mer est calme. Voilà deux jours que nous avons quitté Melbourne. Est-ce que tous les voyages en mer sont décevants ? Je m’attendais à voir des baleines par dizaines. Que dis-je ? Par centaines. (Pim replace sa pancarte et sort.) Mais le Pacifique Sud, il faut croire, n’est pas un butin de pirates dispersé par les eaux… (Humbert entre et voit Sophie. Subrepticement, il s’approche d’elle et tente de lire ce qu’elle écrit.) Non, il est aride comme un désert. Un désert liquide dont le sable est un sel ardent qui vous pique les lèvres. Puisse-t-il un jour me piquer si fort que je retrouverai la parole ! En attendant, au lieu de monstres marins, j’observe les hommes : les passagers de ce bateau qui s’appelle…
Elle sursaute en voyant Humbert.
HUMBERT Vous n’avez pas vu notre capitaine ? (Elle ouvre la bouche sans parler.) Oh pardon, j’oubliais. C’est vous la muette… (Il se corrige.) La jeune fille sans voix. Vous écrivez ? (Il se penche pour lire. Sophie referme son carnet d’un coup sec.) Oh-ho. Vous n’aimez pas qu’on vous lise. Pardonnez. Je suis d’un naturel… curieux. C’est mon vilain défaut. Qui n’en a pas ? (Il regarde la couverture du carnet.) « Sophie Sprin… » (Elle essaie de cacher son nom.) « Sprinkle », c’est ça ? Un nom charmant, Sprinkle. De fleur, on dirait. Un petit nom… de printemps. Eh bien, bourgeonnez, Sophie. J’irai cueillir ailleurs.
Humbert s’éloigne.
SOPHIE En voilà un spécimen. Si j’étais experte en monstres humains, je l’appellerais : Macrocuriosius Mal Embouché. Son vrai nom c’est Humbert, je crois. Sur le bateau on le surnomme Hum-Hum, parce qu’il a l’air louche. (Elle se remet à écrire.) Mais reprenons : « Les passagers de ce bateau qui s’appelle Le Phantom… » Drôle de nom pour un bateau. Fantôme de quoi, au juste ?
De l’autre côté de la scène, le capitaine Aloysius Rank se tient debout à côté du professeur Phelps. Tous deux regardent la mer.
ALOYSIUS Bonne question, professeur. Je me la suis souvent posée.
PHELPS Comment ? Ce n’est pas vous qui l’avez baptisé ?
ALOYSIUS Ce n’est pas mon bateau. Je suis seulement maître à bord.
PHELPS À qui appartient-il ?
ALOYSIUS Le Phantom ? (Il regarde autour.) Je ne suis pas censé vous le dire.
PHELPS Allons, ne faites pas de mystère. Je vois bien qu’il ne pêche plus aucune baleine.
Aloysius frappe énergiquement du pied.
ALOYSIUS Ça non ! Ça non, alors !
PHELPS Ni de cachalot.
Humbert s’approche du capitaine et du professeur et se cache derrière un tonneau.
ALOYSIUS Pas même une crevette, professeur Klebs.
PHELPS Phelps.
ALOYSIUS Phelps, pardon.
PHELPS Alors vous pouvez parler. À qui est le Phantom ?
ALOYSIUS Promettez-moi d’abord… Vous n’avez pas d’amis dans la Commission baleinière ?
PHELPS Vous plaisantez. Je ne fréquente que des classicistes.
ALOYSIUS Ils classent quoi ? Les poissons ?
PHELPS Non. Le latin et le grec.
ALOYSIUS Espèces en voie de disparition.
PHELPS Comme les cétacés. Tout ce qui un jour fut beau et titanesque…
ALOYSIUS Oui, c’est de cela, sans doute, que ce navire est le fantôme.
PHELPS (lyrique) La chasse en haute mer, la pêche à la baleine, le harponnage…
ALOYSIUS Vous vous y connaissez, m’a-t-on dit.
PHELPS J’espère bien. J’annote en ce moment une nouvelle édition de Moby Dick. Plus volumineuse que les précédentes.
ALOYSIUS Ce livre est un Léviathan. Je n’en suis jamais venu à bout.
PHELPS Alors, ce secret ?
ALOYSIUS Quel secret, professeur ?
PHELPS Votre Phantom. À qui appartient-il ?
ALOYSIUS Vous jurez de ne pas le répéter ?
PHELPS Promis, juré – craché sur la tête de Moby.
Phelps crache dans l’océan. Une mouette piaille. Aloysius éclate de rire.
ALOYSIUS Alors vous. Si on m’avait dit qu’un professeur à l’Université de Melbourne pouvait avoir de l’humour ! Vous méritez de savoir. (Il chuchote en prenant le bras de Phelps et en s’éloignant avec lui.) Figurez-vous que le Phantom appartient… à un armateur japonais. Oui, c’est lui qui a eu l’idée de…
Sa voix est couverte par le bruit des vagues.
Humbert sort de sa cachette.
HUMBERT Un Japonais ? C’est bien ce que je pensais. (Pause. Contrarié :) C’est bien ce que je craignais.
On entend le battement régulier d’un tam-tam.
Scène 2
Poupe du baleinier.
SOPHIE (sur le battement du tam-tam) Vendredi 9. La mer est moins calme. Trois jours que nous avons quitté Melbourne. Et je n’ai pas vu un seul hareng. Ce n’est pas que les humains m’ennuient, mais ils sont parfois difficiles à classer. Thokozani, par exemple. Le cuisinier du Phantom. On l’appelle Toko, pour faire simple. Or, Toko n’a rien de simple. Est-il Australien ? Africain ? Jamaïcain ? Qu’importe, disent les autres, du moment qu’il cuisine bien. Mais justement, ses mets ont une saveur étrange. Le matin, les passagers du Phantom décrivent les rêves insolites qu’ils ont faits au cours de la nuit. Cela tient-il à la cuisine de Toko, comme le pense Madame Page ?
Le tam-tam s’arrête. Victoria Page est debout à côté d’Humbert. Celui-ci tient dans sa main un exemplaire de Moby Dick.
VICTORIA Et la lame s’élève, s’élève, plus haute que la proue du Phantom, et lorsque j’ouvre les yeux, crainte de ce qui va m’engloutir, je vois – Seigneur – qu’elle n’est plus une vague déferlante, mais la lame d’une faux ! Oui, une faux aiguisée qui étend son ombre au-dessus de moi. Elle s’agite, tourbillonne, me découpe en morceaux. Et me jette dans une mer qui se creuse comme un siphon où je ne cesse de tomber.
HUMBERT (après un piaillement de mouette) Hum.
VICTORIA Vous ne me croyez pas, Humbert ?
HUMBERT Oh si, Victoria. Mais je ne vois pas le rapport avec ce qu’on mange.
VICTORIA Vous n’en faites pas, vous, des rêves morbides ?
HUMBERT Eh bien… Puisque vous le mentionnez. Ce qui revient le plus, dans mon sommeil, ce sont des carrés de chair qu’on débi…
VICTORIA (elle l’interrompt) C’est ma chair !
HUMBERT Non, Victoria. C’est de chair à poisson que je rêve. (Il fait le geste répété de trancher.) On la découpe comme sur une plaque de cuisson. (Son geste s’accélère.) Non : sur un tapis roulant long de plusieurs kilomètres.
Humbert s’emballe, tel un automate frénétique. Victoria saisit sa manche et l’arrête.
VICTORIA Humbert, qu’est-ce qui vous prend ? (Elle lui ôte des mains Moby Dick.) C’est ce livre qui vous excite à ce point ?
HUMBERT Moby Dick ? Peut-être.
Victoria feuillette l’ouvrage.
VICTORIA N’y est-il pas question de chasse à la baleine ? Et de baleines qu’on dépèce ?
HUMBERT Je l’ignore. Je n’en suis qu’au début.
Espérant une distraction, Victoria serre le livre comme une bouée de sauvetage. Elle lève les yeux vers Humbert.
VICTORIA Puis-je vous l’emprunter ?
HUMBERT Il est au professeur Phelps. Mais prenez-le, je vous en prie.
VICTORIA Vous êtes bien aimable.
HUMBERT Peut-être vous fera-t-il oublier…
VICTORIA (elle se raidit) Quoi donc ?
HUMBERT (il risque le mot) Votre deuil.
VICTORIA Qui vous a dit… ?
HUMBERT Mais, votre habit noir. Et puis, votre mélancolie…
VICTORIA (hors d’elle) Mêlez-vous de vos affaires ! Sinistre vautour !
Elle sort précipitamment. Humbert reste bouche bée.
Scène 3
Proue du navire. Le tam-tam reprend. C’est la tombée de la nuit.
SOPHIE Si ce n’est pas la nourriture de Toko qui nous dérègle, ce pourrait bien être son tam-tam. Car lorsqu’il ne cuisine pas, Toko frappe sur son tambourin. Et ce n’est plus le roulement des vagues qui nous bercent, mais, au creux de la nuit, un battement syncopé, un rythme insaisissable qui laisse votre cœur et vos sens comme perdus, sans amarres, voguant au gré de la respiration sourde de la mer. Même Pim, le mousse du Phantom, en est perturbé.
Pim entre et interpelle Toko, qui lui tourne le dos. Affalé sur un tapis bigarré, Toko frappe sur son instrument.
PIM Toko ! Arrête, veux-tu bien ?
TOKO Qu’est-ce qu’il y a, petit Pim ?
PIM À cause de ton tam-tam, je n’arrive plus à faire un nœud !
Toko cesse de jouer.
TOKO Tu es sûr que c’est mon tam-tam ?
PIM Qu’est-ce que ça serait d’autre ?
TOKO Je ne sais pas, moi. Le passage du trentième parallèle. La proximité des îles Fidji. (Avec un sourire cruel :) Ou le souvenir de la mort de Cook.
PIM Moi, mangé par des indigènes aux îles Sandwich ? (Il frappe énergiquement du pied comme Aloysius, mais ça fait un tout petit bruit.) Ça non, ça non alors !
Toko ponctue le coup de pied de Pim avec son tambour.
TOKO Refais ça, petit Pim.
Furieux, Pim frappe du pied à nouveau.
PIM Tu n’es pas bien ? Tu sais que ce coin est infesté de pirates ! Et tu joues du tam…
TOKO (il l’interrompt) No stress, Pim. Tu ferais des nœuds plus coulants si tu frappais avec moi.
Aloysius surgit, inquiet, en frappant la tête du mousse.
ALOYSIUS Qu’est-ce que j’entends ? On parle de pirates ? Dans mon propre équipage ! (Toko cesse de jouer.) Ne vous l’ai-je pas interdit ?
TOKO Keep cool, uncle. Pim a le vague à l’âme, c’est tout.
En lui frappant la tête, Aloysius fait tomber le bonnet arc-en-ciel de Toko.
ALOYSIUS Et toi ? Ne t’ai-je pas ordonné de m’appeler capitaine ?
Aloysius saisit Toko par les cheveux.
TOKO Aïe, peace ! Lâche mes dreadlocks.
ALOYSIUS Et qu’as-tu mis dans ton potage ? Depuis ce matin, je suis hanté par des cauchemars !
TOKO Tout le monde accuse mon potage. Mais tu sais bien, uncle…
ALOYSIUS Quoi donc ?
TOKO Si mon potage n’avait pas la couleur marécageuse des herbes que j’y mets, s’il renvoyait, tel un miroir, l’image du mangeur, c’est sa propre peur, sa petite chair tremblante et blême, que ce mangeur verrait. Et il cesserait d’accuser mon potage.
ALOYSIUS On philosophe, à présent ? J’aimais mieux le clapotis de ton tambour.
Toko se remet à frapper, plus doucement.
TOKO À vos ordres, uncle.
PIM Vous aussi, capitaine, vous avez vu le fantôme de Cook ?
ALOYSIUS Tais-toi, non – petit crabe. (Un temps.) J’ai vu…
PIM (tremblant) Pim en mousse à sandwich !
ALOYSIUS Mais non ! (Il hausse les épaules.) Poltron. J’ai vu… (Lugubre, dans un souffle :) Jones.
PIM Jones ?
ALOYSIUS Le spécialiste des baleines. Perdu en mer il y a vingt ans.
PIM Oh. Le Jones de la Commission baleinière ?
ALOYSIUS Celui-là même.
PIM On dit qu’il s’est introduit sur un baleinier. Pour empêcher une chasse. Et que le capitaine, un monstre cynique et cruel, l’a jeté à la me…
ALOYSIUS (hors de lui) C’est faux ! (Toko frappe un coup et s’arrête de jouer.) Jamais je n’ai… (Il s’interrompt brusquement.) Hum. Petit Pim. Retourne tresser tes filets.
PIM À vos ordres, capitaine !
ALOYSIUS Et plus d’histoires de pirates. Nos passagers sont ici pour voir les baleines. (Un temps.) Nous leur en donnerons demain. (Moins affirmatif :) Si le ciel le permet.
Le tam-tam reprend. Il se mêle au bruit des vagues et disparaît sous elles.
Scène 4
Sur une passerelle du Phantom. Sophie se tient debout et parle face au public.
SOPHIE Quand sur le pont il n’y a plus âme qui vive, c’est mon heure alors. Celle de sortir et de scruter le ciel. Ce que la nuit dévoile, c’est un océan de clartés mystérieuses. Les étoiles brillent comme un orchestre silencieux qui s’assemble avant de jouer. Je vois ses cuivres qui scintillent – ses trompettes d’argent – ses cymbales dorées. Je l’entends qui respire comme une grande symphonie. J’écoute. Je guette. C’est elle, c’est son souffle… La nuit de l’océan qui monte jusqu’à moi. Et je ne sais pourquoi c’est comme si, tout à coup, je devenais capable de parler. Comme si je n’étais plus la fille sans voix. Oh oui, capable de chanter.
Sophie esquisse un pas de danse. On entend un chant sourd, une mélodie enfouie au fond de la mer. On dirait un chœur d’enfants qui murmure une mélodie brève. Un lointain bruit d’orage prend le relais de la chanson.
(À suivre…)
© Stéphane Michaka 2010
© Stéphane Michaka 2010
Le texte intégral d’Achab et moi est disponible sur demande au Théâtre de la Remise, à destination d’ateliers de théâtre jeunesse et jeunes adultes :
Théâtre de la Remise
34, rue Balard
34 000 Montpellier
theatredelaremise[arobase]gmail.com
16 juin 2011