On se fait plaisir
Frédéric m’a prévenu : il y a un nouveau dans la classe, arrivé en France il y a quelques semaines. Comment l’intégrer au projet, alors qu’on touche à la fin de l’année scolaire et de ma résidence ? Je ne lancerai plus de sujet d’écriture. Je prévois de demander aux élèves de lire l’un de leurs textes en vidéo : ce sera une autre manière de les partager, différente et complémentaire de la publication sur le blog et dans le livre futur. Je m’offre donc ce cadeau : enregistrer leur voix, capter leur image. Parce que c’est avec cette classe que j’ai pris le plus de plaisir à travailler, et je sais que ce plaisir était partagé (plusieurs élèves me l’ont dit). Avec les autres (les Seconde et les Première), on a certes vécu des trucs chouettes, des étincelles, quelques moments de grâce, mais aussi de longs tunnels d’incompréhension. Je suis content de ce qu’on a réussi à accomplir malgré tout, ça valait le coup de se donner du mal, mais c’était souvent galère. Humainement, je n’ai pas eu beaucoup de retours, en comparaison avec tout ce que j’ai investi comme énergie et comme curiosité pour ces jeunes gens. Oh, je les ai vus pourtant, pendant les ateliers, les élèves qui sortaient de leur coquille peu à peu… Je sais qu’il s’est passé un truc, pour certains. Mais ils ont gardé secrets leurs impressions, leurs sentiments. Ils sont restés distants : on n’a pas établi de relation véritable. Ils sont restés des « groupes » et, moi, je suis resté « un adulte », une sorte de prof, plutôt sympa sans doute, mais avec qui personne n’a voulu (ou osé) s’engager un peu plus. Je ne suis pas déçu, car je m’y attendais. Quant à cette classe d’UPE2A, c’est tout différent : les élèves sont devenus très tôt des individus : des garçons et des filles, des personnes uniques qui ont bien voulu s’exprimer pour elles-mêmes, partager un peu de leurs expériences, me faire confiance. Nous sommes arrivés en juin, l’année scolaire se termine et ma résidence aussi. Les Seconde et les Première sont partis en stage. Le lycée est quasi vide. Alors, je ne travaille plus qu’avec les garçons et les filles d’UPE2A. Allez, j’ose le dire : avec mes chouchous. Quand j’entre dans la classe, Frédéric me présente M., le nouveau : celui-ci me dit : « Bonjour », puis : « Ça va ? » et me tend le poing. Je réponds à son geste : check. Drôle de façon de me saluer. Ça me plaît. À ce stade de l’année, c’est exactement ce dont j’ai envie : cette familiarité, cette facilité dans nos relations. La plupart des élèves, je les ai connus il y a plus de sept mois. On est en confiance, depuis le temps ! Avec ce garçon fraîchement débarqué, c’est immédiat : je lui explique le principe de mes ateliers et je lui dis qu’il pourrait essayer, lui aussi, d’écrire un petit texte vite-fait pour participer au projet vidéo… Il me montre la feuille qu’il gardait sous le coude : « J’ai écrit ça, est-ce que ça va ? » C’est un poème. Il l’a écrit juste avant que j’arrive, pendant la récré. C’est très beau. « Ça parle d’amour… Tu l’as écrit en pensant à une personne en particulier ? » Il répond avec un sourire. « Tu pourras lire ce texte en vidéo, si tu veux ! ou bien un autre… Tu en as d’autres ? » Il a d’autres idées, d’autres mots en tête. Il promet de me les montrer la prochaine fois. Il est à l’aise avec la langue : il ne restera pas longtemps dans cette classe, je suis sûr qu’il est déjà capable de suivre un cours avec des élèves francophones. Surtout, il a quelque chose que beaucoup d’autres jeunes de ce lycée n’ont pas : l’envie d’être ici et de participer à un projet, quel qu’il soit.
J’ai rendez-vous aux jardins du Trocadéro pour pique-niquer avec la classe. Frédéric a prévu un sandwich pour moi. Avant que je rejoigne le groupe, il s’excuse déjà par texto : « Il y a du poulet dedans ! » Il avait oublié que je ne mangeais pas d’animaux. Quand j’arrive, il a expliqué son erreur à quelques élèves, qui ont préparé pour moi un lot de substitution en piochant dans leurs provisions : une petite brioche, des bonbons. Et puis, G. me propose un marché : « Si je vous donne mes chips, est-ce que je peux, en échange, ne pas faire la vidéo la semaine prochaine ? » Elle appréhende la caméra. Je la rassure : « Je n’obligerai personne à le faire ! Je veux que ça reste un plaisir. » Lorsque j’ai expliqué mon projet, j’ai demandé : « À votre avis, c’est quoi l’intérêt de montrer sa tête, d’incarner physiquement le texte qu’on a écrit ? » Quelqu’un a répondu : « C’est pour être fier de ce qu’on a fait. » Voilà. Être fier de soi, rien d’autre. Surtout pas se sentir forcé. Surtout pas une humiliation, ni une obligation de plus. On se fait plaisir. Et ce pique-nique aussi est un plaisir. On aurait pu se rejoindre directement devant le musée, à l’heure de la visite, mais on a pensé que c’était chouette de partager un déjeuner sur l’herbe, en dehors du cadre scolaire. Ici, enfin, je vois tous les visages en entier ! Certains me sont déjà familiers : ceux des garçons qui portent souvent leur masque n’importe comment, qui le laissent glisser, qui l’oublient. Mais E., par exemple, qui respecte la règle consciencieusement, je ne l’avais jamais vu découvert. Quand il sourit, un petit air enfantin l’illumine. Le reste de son corps, c’est celui d’un jeune homme. Je trouve qu’il a changé. Il a plus de présence qu’au début de l’année, je le sens plus en confiance avec lui-même. Peut-être que je me fais des films, mais j’ai envie de croire que ces adolescents vont bien. Je regarde les autres : chez la plupart, je remarque le même phénomène : ils ont changé. Ils sont dispersés dans l’herbe par petites grappes : des bandes de copains, de copines. Ils ne sont plus ces élèves appliqués et timides que j’ai rencontrés la première fois, à peine débarqués dans un milieu difficile à comprendre, ne connaissant personne à Paris. Maintenant, ce sont des ados parisiens, qui pique-niquent et qui rigolent. Mieux dans leurs baskets, il me semble. Et toujours curieux. Pendant la visite (c’est moi qui fais office de guide, car je connais la Cité de l’architecture assez bien), ils font de grands « Ooooh » en découvrant la galerie des moulages — un échantillonnage de mille ans de patrimoine bâti, des portails gothiques plus vrais que les vrais. C’est ici que R. dit : « C’est comme la France Miniature, on visite tous les monuments d’un coup, sauf que là, c’est pas en miniature. » Au pied d’une statue barbue, A. demande s’il s’agit de Zeus, alors R. lui explique que c’est saint Pierre, à cause de la grande clef dans ses mains. D’une mythologie à l’autre. Ce grand bonhomme en bronze fait partie des sculptures rescapées de Notre-Dame : l’incendie de Notre-Dame, ça parle à tout le monde. Même s’ils ne vivaient pas en France à l’époque, ils savent très bien ce qui s’est passé. Plus loin, une tête monumentale qui fait dire à G. : « C’est Méduse. » C’est raté, mais la référence me plaît. En réalité, c’est un personnage du Départ des volontaires de l’Arc de Triomphe. « Ah oui, les Champs-Élysées ! » Plusieurs fois, il faut chercher les retardataires, c’est-à-dire les curieux qui prennent des photos. Je ne m’attendais pas à autant d’intérêt pour ces vieilles pierres (pire : pour des moulages de vieilles pierres). Ils me font plaisir. Même ça, j’aurai réussi à le partager avec eux. Je voulais surtout leur montrer les maquettes du premier étage : les transformations de Paris, l’immeuble haussmannien, mes passions un peu maniaques. Ils connaissent un peu ces trucs, eux aussi, parce que Frédéric leur a fait des cours dessus. Là, je suis dans mon élément, et je vois qu’ils continuent de me suivre. Alors je sens que je peux m’engager encore… et j’ose leur montrer mes maquettes préférées. Avec des élèves moins attentifs, je ne l’aurais pas fait. J’aurais eu peur qu’ils méprisent mes joujoux fétiches. Mais avec eux, j’ai confiance. Je leur montre l’immeuble des Amiraux, le Gratte-Ciel no1, les Hautes Formes. Et c’est l’occasion de leur demander où ils vivent, et dans quel genre d’immeuble et de quartier ils aiment vivre : « Chez moi c’est bien, c’est grand, c’est tout en briques », dit A. qui habite une cité HBM des années 20 à la porte de Montreuil. « Chez moi, c’est pas aussi bien qu’ici », disent plusieurs élèves en parcourant l’appartement-témoin de la Cité radieuse. Nous sommes presque les seuls visiteurs dans la galerie. Au fait, pourquoi sommes-nous venus ici ? Une médiatrice du musée me demande s’ils sont étudiants en architecture. Je réponds : « Non, ils sont lycéens, et moi écrivain. » Cet après-midi, ce n’est pas un atelier d’écriture et on ne parle pas de littérature. Et alors ? On discute de sujets qui me passionnent et je suis heureux de partager mes goûts avec eux, avec elles.
L’enregistrement des lectures a lieu pendant le dernier cours de Cécile : un à un, une à une, je vais chercher les volontaires pour les emmener dans la pièce d’à côté. Nous sommes en tête-à-tête. On relit plusieurs fois le texte choisi, on ajuste la prononciation des mots, on essaie de mettre de la conviction dans la voix. « Prends ton temps, fais des pauses, et quand tu fais une pause, lève les yeux pour me regarder, et souris ! » Ils sont très concentrés sur leur lecture : ils font des efforts pour ne pas abîmer les mots (leurs mots, ceux qu’ils ont choisis) et ils sont tellement attentifs qu’ils oublient d’être gais. Je veux voir leur sourire, moi ! Alors, je laisse filer la vidéo quelques secondes après que la lecture est terminée : à ce moment-là, la petite mine d’élève appliqué se dissipe, et le sourire s’épanouit. Encore un peu timide chez certains, éclatant chez d’autres. Ça vaut le coup d’attendre cette dernière image, avant de couper et de dire : « Bravo » et « Merci. » Je montre la vidéo : il est soulagé. Ou : elle est contente. Sont-ils fiers ? On a pris notre temps pour ces captations. Tellement de temps que je n’ai pas réussi à voir tout le monde… et il faut que je revienne plus tard pour terminer. Mais quand ? L’année se termine… Je reviens donc le matin du 29 juin, le tout dernier jour. C’est le moment où Cécile leur annonce de bonnes nouvelles : les résultats de leur affectation à la rentrée prochaine. Tous les élèves ont obtenu leur premier vœu — à l’exception d’un seul qui est un peu déçu, forcément, mais qui se console avec l’éventualité de bifurquer l’année prochaine, en cours de route. J’applaudis chaque résultat, je me réjouis à l’énumération des noms de leurs lycées futurs. Voilà : le groupe se disperse. Il y a ceux qui partent faire de la mécanique, celui qui va étudier l’informatique, celle qui a décidé de se former aux soins de la personne, celui et celles qui ont choisi l’accueil ou la vente, celui qui veut devenir prothésiste dentaire, celui qui reste dans ce lycée pour préparer le bac gestion-administration. La classe d’accueil, c’est fini. Ma résidence aussi, c’est fini. Je tourne les dernières vidéos avec un groupe de cinq garçons qui s’encouragent mutuellement, font le silence pendant la prise, puis recommencent à rigoler. J’ai l’impression de m’amuser avec eux. À midi et demi, c’est fini — ça n’en finit pas de finir. On descend dans la cour pour déjeuner. On partage les spécialités apportées par chacun, par chacune. On échange encore quelques mots. Puis, c’est fini : les profs retournent travailler et les élèves se groupent autour du baby-foot. Je dis : « Au revoir, c’était cool de travailler avec vous. » Tout le monde dit : « Au revoir. » Et les deux gars devant moi lâchent la poignée du baby-foot, ils répètent : « C’était cool » et ils me tendent la main : check. Cette fois, c’est vraiment fini.
Les vidéos sont en ligne sur cette autre page.