* Public Averti : déclarer le temps zéro_nocturne #11

(21 septembre 2020)

« L’effondrement de l’État engendre dans son sillage la possibilité pour les individus et les groupes de se réapproprier leurs libertés. »
Benoît Christel, La cité nomade (dans The Walking Dead, Guide de survie conceptuel.)

Depuis 2015, avec la création de * Public Averti, Pauline Sauveur et moi-même avons mis en lumière plus d’une cinquantaine d’artistes et de structures artistiques. Une mise en lumière modeste, certes, parfois lors d’une exposition dans un château du Cher ; parfois lors de lectures et de projections vidéo, à Sancerre, à Bourges ou à Bruxelles ; parfois au moyen de collaborations avec des éditeurs (Conspiration, Éléments de Langage) ou des centres d’art (La Station à Nice, la Galerie Graphem à Paris) ; enfin directement sur internet, dans des expositions virtuelles.

Après cinq ans d’activité, et à la fois pour des raisons personnelles, et plus globalement une année marquée par l’épidémiologie, nous avons décidé de faire une pause. Le confinement nous y a obligés, tous, nous confrontant les uns les autres, et tout autour du monde, à notre virtualité croissante : nous avons observé les lieux touristiques les plus fréquentés brusquement désertés et avons vécu cette désertion via une image numérique, mondiale elle aussi dans le sens où elle était partagée sur les réseaux sociaux par la population de la terre entière. Nous avons fait l’expérience de cette virtualité vis-à-vis de nos proches également, interdits de contact avec notre prochain, et nous nous sommes pliés à la consigne, la peur du gendarme aidant. Nous sommes sortis de ce joug brutal et nécessaire avec le sentiment que quelque chose devait changer. Que le « monde d’après » avait à apprendre de l’épidémie. Beaucoup d’entre nous se sont posé des questions, notamment celle de la pérennité des relations virtuelles, telles que nous les connaissions. Peut-être pour la première fois depuis l’avènement d’internet nous sommes-nous rendu compte que l’interface informatique ne nous suffisait plus et qu’il nous fallait du concret. Nous avons déchanté alors que médias et politiques mettaient tout en œuvre pour nous maintenir dans le monde d’avant. Aussi avons-nous décidé, Pauline et moi, de nous interroger individuellement plutôt que collectivement. Et cette interrogation concernait également la structure artistique que nous gérions ensemble depuis cinq années.

Nous avons intuitivement pensé l’un et l’autre qu’une révolution possible passerait par un désaveu quasi-unanime des réseaux sociaux. Nous avons exploré notre utilisation de ces plateformes, nous demandant ce qu’il y restait de valable. Nous en avons discuté avec certains d’entre vous, en avons convaincu certains, ponctuellement, énervé d’autres qui nous reprochaient de demander à l’interface plus que ce qu’elle était supposée nous donner. Nous n’étions pas dupes de nos propres pièges, et nous n’avons pas pour autant quitté Facebook, Instagram ou autres. Nous avons même poussé le vice jusqu’à poser nos propres interrogations à même les réseaux : une manière de tendre le miroir à la Reine de Blanche-Neige pour qu’elle se rende compte par elle-même qu’elle n’était plus « la plus belle du Royaume ». Remue.net, que nous avions sollicité quelques années en arrière pour un projet commun, a accepté de nous suivre à nouveau et nos « nocturnes » ont migré vers son site pour toucher un plus vaste public. Nous ne perdions pas de vue qu’il nous fallait revenir à la question première, même si nous prenions conscience, texte après texte, que l’interrogation originelle soulevait plus de problèmes que nous le supposions au commencement. Nous avions néanmoins une responsabilité envers nos artistes et envers nous-mêmes : que faire de * Public Averti en 2020 ?

Le long du confinement, j’ai regretté — et me suis exprimé sur cette question à plusieurs reprises dans un journal vidéo lors de ce printemps réprimé — que l’année ne soit pas remise en question. Je veux dire : sa date, sa désignation, sa chronologie. Que post-confinements, et je mets un pluriel parce que ç’aurait dû être une décision mondiale, et non sujette aux débats nationalistes qui ont secoué les sphères politiques de chaque pays, nous ramenant peu à peu en arrière sur les notions de libertés et de frontières, le monde ne fasse pas un arrêt sur image, le cas de le dire, avant de redémarrer. L’annihilation progressive du « monde d’après » dont certains fantasmaient l’avènement n’aidait pas : il n’empêche que débrancher la machine et la relancer est une technique dont nous avons connu le succès dans nombres de nos manipulations informatiques au fil des années. Pourquoi ne pouvions-nous pas l’appliquer à la bonne marche de la planète, au lieu de s’épuiser en conjectures sur la chute dramatique des économies mondiales ? Il aurait pourtant suffi de remettre les compteurs à zéro et de repartir d’un nouveau pas, et d’un œil neuf, pour mettre le monde sur un pied d’égalité et convenir ensemble, globalement, d’un nouveau Jour 1.

Nous avons souvent fait appel à la science-fiction, Pauline et moi, pour développer nos argumentaires. Cinéma ou littérature, l’anticipation a mis un point d’honneur à imaginer ce « monde d’après » auquel nous faisions appel. Et à décrire les écueils de celui d’avant, dans un futur que le temps a peu à peu mis au goût du jour, de sorte que nous sommes devenus contemporains de Blade Runner et bientôt, d’Alien et de Matrix. Certes, anticiper la crise mondiale qui a eu lieu au printemps n’était pas chose aisée. Mais, une fois la crise installée, ne pouvait-on pas déclarer un temps zéro à partir duquel les pendules de la planète seraient remises à l’heure ? Un « Janvier 00 » en quelque sorte, si l’on tient à conserver la terminologie grégorienne, qui impacterait de manière unilatérale toutes les administrations, à partir duquel l’économie mondiale aurait redémarré. Pour ce faire, ce n’aurait plus été l’ère du cas par cas, mais là encore d’une réponse globalisée à la crise : obliger les banques par exemple à suspendre tout prélèvement quel qu’il soit, le temps de décider de ce fameux point zéro ; de même pour les institutions, assurances, organismes de travail et autres prescripteurs : que l’égalité soit la règle, et non l’entre soi. Taire d’une certaine manière les dérives monétaires et les effondrements économiques en niant, là encore le temps d’un recours, et non d’un retour, à la (nouvelle) normale, les bourses et les marchés mondiaux. Favoriser l’échange, l’entraide, la collaboration, le partage — et parce que la situation demandait de la rigueur face à la distanciation sociale, mettre en pratique des protocoles étudiés en cas de guerre épidémiologique pour, par exemple, ravitailler les populations. Cesser d’augmenter les inégalités en permettant qu’untel puisse utiliser tel service numérique tandis que d’autres, n’en possédant pas le matériel adéquat, ne pouvaient en bénéficier. Peut-être poursuivre l’éducation, en effet, parce qu’elle seule aurait eu une vision raisonnable de la situation : en poussant l’enfant à réfléchir la crise, c’est une discussion argumentée que l’on aurait créée au sein des familles ; en cherchant à tout prix à s’en tenir à des validations d’années dans un contexte où le temps n’avait plus sa raison, nous n’avons fait qu’accentuer les contre-sens de la période, de sorte que, l’automne à nos portes, les absurdités, tant dans les réactions aux protocoles que dans le respect de ces mêmes règles, s’accumulent. Et avec elles, un déplaisir général et un sentiment d’abandon et / ou de lâcheté de la part des politiques — le rôle des médias dans ce deuxième effondrement à surtout ne pas minimiser, dans la mesure où, loin d’un pouvoir indépendant et objectif, le journalisme se fait l’écho quotidien de la folie des hommes.

Utopie, vous me direz : mais pourquoi pas ? La crise ne demandait-elle pas que l’on cherche de nouvelles solutions plutôt que de ressasser les échecs des anciennes ? Des voix — je l’ai déjà écrit dans cette série — se sont élevées, dans tous les domaines du politique (au sens premier du terme : la vie de la cité), pour proposer des pistes de recherche. La mienne — la nôtre, parce que je me dois d’associer Pauline à cette tribune même si nous n’avons pas forcément débattu de chacun des points que je soulève au paragraphe précédent — n’est ni plus ni moins qu’une participation à cette réflexion, et un regret. Arrêter le temps, voilà un autre aspect des choses que la science-fiction n’a eu de cesse d’explorer : en le remontant ou en l’accélérant, en créant d’autres machines dont nous serions probablement une fois encore dépendants, en tout cas en en interrogeant la logique et l’absurdité, l’anticipation, aujourd’hui appelée « dystopie » (et nous avons aussi fait appel à des exemples corrélés), a ouvert des champs de réflexion innombrables qui ne demandent qu’à être utilisés. Faudrait-il créer un Ministère Mondial du Demain, dont la mission, à partir des écrits des siècles passés (« écrits » au sens large : l’art et le cinéma ont proposé des solutions eux-mêmes — je pense par exemple au « Récupérateur de Larmes » de Xavier Zimmermann, présenté à la Galerie Municipale de Poitiers, en 2017, dispositif chargé de collecter vos pleurs face à la misère pour apporter de l’eau aux pays affrontant la sécheresse) serait de les éplucher à nouveau pour en découvrir les pépites et les expérimenter à tour de rôle pour un meilleur avenir ? Je crois l’homme capable d’y avoir pensé avant nous : le regret dont je parlais plus haut est de ne pas le savoir, ni d’être invités à y participer.

Vivre ou ne pas vivre sans Facebook, comme l’écrivait Arnaud Genon la semaine passée, n’est effectivement pas la question. Ou plus. Nous n’avons pas cherché véritablement à détruire les réseaux sociaux : ils font eux-mêmes un travail solide dans leur propre renoncement. Nous avons par contre pris la mesure de la main mise que le réseau avait sur notre création. Son besoin quasi-indispensable. Son illusion, la plupart du temps. Nous l’avons vu, et nous nous sommes vus nous-mêmes, à la mesure de son omniprésence étouffante. Et nous n’avons pas aimé cela. Très rapidement, d’autres envies venaient, étoffées, je l’ai dit plus haut, par le contexte de la pandémie et ses nécessités. Mais nous n’étions pas encore mûrs, si je puis dire, pour les mettre en pratique. Nous n’avions surtout pas encore perçu combien nous étions en train de changer. Les « nocturnes » nous ont d’une certaine manière, révélé à nous-mêmes, en nous faisant entendre leur mélodie sombre et nostalgique. L’espoir aussi, contenu dans le mot-même, parce qu’après la nuit, l’aube scintille et avec elle, la perspective d’un jour nouveau.

Déclarer le temps zéro, c’est donc ce que nous allons faire. À titre individuel, puisque nous n’allons parler que pour nous. Et à titre collectif malgré tout, puisque c’est ce que nous sommes avec * Public Averti : un « collectif d’artistes libres », un « collectif libre d’artistes » également, qui a donc aussi cette liberté de disposer de son temps comme il le souhaite. De ce « temps zéro » découleront des remaniements, des changements et des initiatives : nous vous les présenterons en temps utile, justement — et dans cette nouvelle expression, n’entendons-nous pas combien le temps est un outil, et non une contrainte, dont on peut se servir à loisir ?


Le « nocturne » prend fin aujourd’hui.
Nous vous remercions de l’avoir écouté, et de l’avoir entendu.

nocturne #11 © * public averti, laurent herrou et pauline sauveur, 2020

Pour lire tous les articles de la série :

Facebook, ou la distanciation numérique_nocturne #1
Facebook est une illusion — se défaire des réseaux sociaux_nocturne #2
Un monde (virtuel)_(Facebook) Dans la ligne de mire_nocturne #3
Facebook / promettre et compromettre_nocturne #4
Facebook, « acceptifs » et désintox_nocturne #5
Trois lois pour définir Facebook_ nocturne #6
Facebook : pilule bleue ou pilule rouge ?_nocturne #7
Facebook : dormez mieux, détendez-vous_ nocturne# 8
Offacebook : éloge de la trahison_nocturne #9
Vivre ou ne pas vivre sans Facebook_nocturne #10

* l’astérisque fait partie intégrante du nom du collectif.

23 septembre 2020
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