Résider en résonance

Sylvie Cadinot-Romerio, professeure de français, a accueilli de nombreux auteurs en résidence que ce soit au lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois (Tangy Viel en 2011 et 2015) ou au lycée Lavoisier de Paris (de nouveau Tanguy Viel en 2018-19, puis Arno Bertina en 2020-21, Marie Darrieussecq en 2022-23, et Fatima Daas en 2023-24).


Comment résidez-vous ?

Dès que la question est adressée non plus à l’écrivain·e mais à toute la communauté qui se forme autour d’elle ou de lui, le verbe résider y prend une nouvelle acception : vivre une résidence d’écrivain·e. La formule est heureuse, qui décerne ainsi à cette expérience collective un terme spécifique et l’élève en quelque sorte au rang d’une catégorie dont on est invité à définir la nature.
Il serait vain de prétendre le faire à partir de quelques exemples : les résidences de Tanguy Viel, d’Arno Bertina, de Marie Darrieussecq, de Fatima Daas, dans deux lieux différents, un lycée situé à Clichy-sous-Bois, l’autre à Paris dans le 5e arrondissement. On peut toutefois en abstraire une sorte de modèle commun, de configuration possible.

Ce qui a été au principe de ces résidences, en a conditionné la mise en place, puis ce qui, au long de leur déroulement, en a assuré la viabilité et l’efficience, est leur puissance de résonance : la possibilité entrevue qu’une écriture singulière entre en résonance avec ce qui, dans le lieu, encore informulé et informe, semblait insister pour venir au langage, puis la capacité qu’a eue la poïétique proposée par l’écrivain·e de devenir, pour les résident·es habituel·les du lieu, une chambre de résonance.
Résonance, avec ce que le terme contient de diffus, et non coïncidence ou concordance, ce qui aurait empêché tout jeu créateur, au sens technique du mot jeu, tout espace de liberté où quelque chose d’imprévu puisse émerger. Car c’est toujours ce qui s’est passé : les voix qui sont sorties du silence ont résonné avec des échos propres, des inquiétudes autres, qui, elles aussi, appelaient mise en mots et mise en forme, si bien que les résidences se sont engendrées l’une l’autre.
Si l’on devait proposer une définition de résider, un trait paradigmatique serait donc pour nous résonner : résonner avec, faire résonner, résonner de.

Sans doute la réussite de la première des expériences a-t-elle influé sur les autres, ce qui peut d’ailleurs paraître paradoxal car, à bien des égards, on peut l’envisager dans son exception. Mais justement, du fait de sa radicalité, elle a mis au jour ce qui nous a semblé par la suite devoir fonder et pouvoir légitimer une résidence dans un établissement scolaire.

Résonner avec
Depuis longtemps, à Clichy-sous-Bois – et particulièrement depuis 2005, avec le drame de la mort de deux adolescents, les émeutes qui l’ont suivi, et leur couverture médiatique qui a fait de la ville le lieu emblématique de la violence urbaine –, une urgence d’ordre symbolique venait s’ajouter à toutes les autres et sourdement nous requérait : si on peut reprendre le mot très évocateur avec lequel Jean Greisch traduit un titre de Wilhelm Schapp, Empêtrés dans des histoires [1], les jeunes Clichois·es souffraient d’un empêtrement mortifère, non pas même dans des histoires, mais dans des stéréotypes et dans des scripts qui, de l’extérieur comme de l’intérieur, les assignaient à des rôles. Comment les en dépêtrer ? Y opposer de simples contre-discours risquait de produire de mêmes simplifications, à l’envers - c’est ce à quoi nous avions assisté lors de la visite de Noam Chomsky au lycée en 2010, venu recueillir la parole spontanée des élèves : ils n’avaient eu le temps que de retourner les clichés négatifs en clichés positifs. Ne fallait-il pas plutôt les inviter à reprendre ces rôles imposés et à les habiter afin de leur donner une épaisseur humaine, de la complexité, de l’ambivalence, des nuances... autrement dit pour les retravailler littérairement ? Cette sourde requête qui semblait s’adresser à nous concernait peut-être cela : une action littéraire ; et elle ne pouvait être menée qu’avec un·e écrivain·e.
Pour l’herméneutique, comme l’écrit Jean Grondin, « le discours doit être toujours être entendu comme réponse à une question, à un souci, à un débat, qui n’a pas à se dire comme tel, mais qu’il faut savoir entendre lorsque l’on veut comprendre [2]. » J’ai cherché quelle œuvre contemporaine pouvait sembler répondre à cette nécessité d’échapper à l’emprise des discours d’autrui ; j’ai pensé aux romans de Tanguy Viel, dont les narrateurs étaient des personnages dépossédés d’eux-mêmes, hantés par les mots et les images des autres, et qui s’efforçaient par leur récit de donner leur propre « version [3] » de l’histoire.

Faire résonner
En résidence à Clichy-sous-Bois en 2011-2012, l’écrivain a conçu un dispositif narratif pour que les lycéen·es puissent écrire ensemble un roman polyphonique : chaque élève devait reprendre un des contretypes urbains, lui prêter sa voix et raconter un même événement dramatique de son point de vue. Cette scénographie a particulièrement joué : beaucoup ont clivé leurs personnages en un Je narré tragique, étranger à lui-même, agi par la violence dont il était l’agent, et un Je narrant s’efforçant d’échapper à cet assujettissement et de s’instituer sujet par l’exercice même de la narration et par ce qu’elle faisait naître en lui : pensées, rêveries, émotions.

Résonner de
Grâce au concours des éditions joca seria, leur ouvrage collectif, Ce Jour-là, a été publié et a connu un certain retentissement : il a fait la Une de Libération en octobre 2012. L’image qui m’a le plus frappée a été, lors d’une émission de Canal + à laquelle les élèves étaient invité·es (Supplément), un montage où cette Une était juxtaposée à une autre du même journal, sept ans avant, en octobre 2005, sur les émeutes.

Chaque résidence est différente et doit l’être pour pouvoir entrer en résonance avec le lieu. On n’a jamais voulu ni cru possible de reproduire la première, où tout avait eu un caractère d’évidence : l’exigence qu’il fallait entendre, la manière de la satisfaire, l’écriture et l’écrivain qui sauraient la porter. On a cependant vu en elle un affleurement des conditions nécessaires à une écriture au long cours dans un lycée : plutôt que de suggérer quelque chose à dire, tenter de percevoir quelque chose qui cherche à se dire, puis imaginer dans quel univers scriptural trouver les possibilités de ce dire.
On mesure combien une telle manière de procéder peut paraitre éminemment subjective, arbitraire, impraticable : comment identifier ces sortes de secrètes demandes censées émaner des habitants du lieu ? et comment prétendre trouver dans une œuvre littéraire leurs échos ?

Une fois une dynamique de résidences lancée dans un lieu, cela devient plus simple : il peut suffire d’être attentif à ce qui s’esquisse dans les écrits de l’atelier précédent et qui, encore disséminé, semble réclamer de quoi s’accomplir.

Ainsi s’explique la deuxième résidence de Tanguy Viel au même endroit trois ans après. A travers le jeu de formes qu’il avait proposé, on pouvait lire une aspiration à s’écrire, non pas seulement pour se saisir ou se ressaisir de soi, mais pour suivre la pluralité et la mouvance de son être dans le geste même d’écrire.
Ainsi s’explique aussi la résidence d’Arno Bertina en 2020 à Paris au lycée Lavoisier. Lors d’ateliers antérieurs consacrés à la dimension de l’habiter, beaucoup d’écrits d’élèves avaient exprimé, dans une tonalité dysphorique, le sentiment de ne vivre qu’à demi dans un monde qui échappe ; mais ils avaient aussi célébré par bribes le pouvoir qu’a l’écriture de suppléer à cette défaillance en devenant un lieu d’intensité. Dans ces ruptures de ton, on devinait un besoin prégnant de présence et d’horizon. De qui solliciter une matrice créatrice qui libère du passé, défige le présent et mette le temps en mouvement, sinon de cet écrivain pour qui l’écriture permet « de s’affranchir d’une lourdeur ressentie dans l’existence pour gagner des espaces où l’on respire, où la joie devient possible, où une sorte d’adéquation heureuse avec le monde devient possible [4] » ?

A regarder en arrière les résidences qui se sont succédé, c’est finalement une même façon de lire qui en a décidé : une lecture qui retienne dans les œuvres des écrivain·es, non d’éventuelles consonances thématiques, mais des directions de sens – ce que Ludwig Binswanger appelle ainsi (Bedeutungsrichtung) dans le cadre de son analyse existentielle -, à savoir des orientations fondamentales qui à la fois donnent sens et mettent en mouvement leurs différents aspects, formels ou idéels.

Ce qui a semblé pouvoir résonner, c’est chez Tanguy Viel une quête éthopoétique [5] de subjectivation par l’écriture, chez Arno Bertina, une volonté de s’arracher à la pesanteur du réel par la création (aussi bien esthétique qu’éthique et politique).
Et quand il a fallu répondre à cette autre requête urgente qui semblait nous être adressée après le confinement, en observant chez les adolescent·es la profonde fatigue qui en avait résulté, parfois même une forme de désespérance - le sentiment d’un temps à jamais perdu -, on a pensé que pourrait lui répondre une propension que l’on sentait à l’œuvre dans les fictions de Marie Darrieussecq : celle de désamorcer le tragique par des pas de côté, des décalages, fantastiques ou ironiques.
Enfin, alors qu’était apparue dans ces ateliers une inquiétude identitaire, nous avons pensé à l’opiniâtreté de la voix de Fatima Daas, qui persévère malgré son essoufflement, et qui, par sa persévérance, atteste de son existence.
Ce sera la dernière des résidences en résonance, dont les travaux, comme ceux de toutes les autres, seront publiés chez joca seria, maison d’édition sans laquelle aucun écho public n’aurait été possible.

T T+

[1Jean Greisch utilise ce mot pour traduire le titre allemand de Wilhelm Schapp, In Geschichten verstrickt (1953) dans un chapitre de l’ouvrage qu’il a consacré à l’œuvre de Paul Ricoeur, Paul Ricoeur. L’itinérance du sens : « L’être-empêtré dans les histoires » (2001, Grenoble, éditions Jérome Million, p.147)

[2Jean Grondin, L’Universalité de l’herméneutique, 1993, Paris, PUF, p.IX.

[3Paris-Brest, 2009, éditions de Minuit, p.76.

[4« Sortir de moi, ne plus m’entendre, mais autre chose », Entretien avec Arno Bertina, publié dans Arno Bertina, sous la direction d’Aurélie Adler, Classiques Garnier, 2018.

[5Le terme est employé par Michel Foucault dans son herméneutique du sujet : il traduit ainsi « un mot que l’on trouve chez Plutarque, et chez Denys d’Halicarnasse aussi […]. Ethopoiein, ça veut dire faire de l’éthos, produire de l’éthos, modifier, transformer l’éthos, la manière d’être, le mode d’existence d’un individu. Ce qui est êthopoios, c’est quelque chose qui a la qualité de transformer le mode d’être d’un individu. » (Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982), Editions du Seuil, coll. Hautes Etudes, 2001, p.227).