Courir deux fois avec des rubans qui flottent autour des tables


Sabine Macher, en résidence à la librairie l’Arbre du Voyageur (Paris) en 2020-2021.

Sophie se souvient


Chiara Mezzalama, en résidence à la librairie La Tête ailleurs (Paris) en 2023-2024.

Chère Mme M. vous serez assignée à résidence pour la durée d’un an.
Vous ne sortirez point.
Vous resterez enfermée avec vos personnages sans pouvoir vous en débarrasser.
Ils habiteront vos jours et vos nuits.
Ils réclameront toute votre attention.
Ils seront indisciplinés, rebelles et exigeants.
Et pourtant si attachants.
Vos journées suivront une routine dictée par la discipline.
Vous avancerez avec une lenteur désespérante.
Vous aurez envie de sortir (dans les limites du périmètre consenti)
et quand vous serez dehors, vous aurez immédiatement envie de rentrer,
parce que l’idée que vous attendiez depuis des heures, voire des jours,
est arrivée.
Vous ferez fausse route.
Vous monterez jusqu’au sommet de la grâce et vous plongerez dans les abysses de l’incertitude.
Rien que pour une phrase, un mot, un adjectif.
Vous aimerez de toute votre âme,
vous serez esclave du désir et vous vous perdrez dans les méandres de la violence,
dans les idées noires ou devant la page blanche.
Vous maudirez votre vocation,
Haïrez votre talent.
Mais quel talent ?
Êtes-vous sûre d’en avoir ?
Ne seriez-vous pas une impostrice ?
Vous jetterez à la poubelle le mot « autrice ».
Et plein d’autres mots,
incapables de se plier à votre volonté.
Vous prendrez des kilos et vous en perdrez.
Vous fumerez des cigarettes
qui nuisent à la santé.
Vous négligerez votre corps,
Jusqu’à oublier les règles de base de la propreté
et l’usage des souliers.
Vous scrollerez compulsivement
l’écran de votre téléphone
et vous serez malade de jalousie
pour le succès, sûrement immérité,
de celle-là ou de celui-ci.
Vous vous angoisserez de voir l’argent de la bourse
se consommer,
parce que, bien que vous ne sortiez pas,
loyer, impôts, factures et cotisations
continueront à frapper à votre porte.

Et puis un jour,
sans vraiment comprendre pourquoi
ni comment,
vous aurez écrit un roman.



Éric Pessan, en résidence au Centre national d’études spatiales (Paris) en 2020 et au lycée Émile-Dubois (Paris) en 2023-2024.


A quatre reprises, j’ai postulé pour des résidences de création en Île-de-France et j’en ai obtenu deux. La première au Centre national d’études spatiales (avec un partenariat au lycée Lavoisier situé dans le 5e), la seconde au lycée Emile-Dubois (situé dans le 14e). A chaque fois, il s’agissait de tresser un travail de recherche personnel à des ateliers et rencontres.
Les deux fois, j’ai tenu journal de mes résidences sur Remue.net. En temps ordinaire, je n’écris pas de journal, je me sers des réseaux sociaux pour publier des billets d’humeur, des anecdotes, des recensions de lectures et des choses parfois futiles. J’ai à chaque fois pris très au sérieux la proposition qui m’était faite de publier des chroniques liées à mes résidences. Cela m’a permis d’alimenter mon travail de recherche, de tester des pistes d’écriture, voire de faire émerger des formes. Une grande partie des chroniques écrites durant mon étrange résidence au CNES (le covid a coupé la résidence en plein milieu) a été réécrite et incluse dans un roman (Qui verrait la Terre de loin, éditions Fayard, 2022). Bien plus qu’une réutilisation de matériaux préexistants, c’est la forme même du journal qui a donné celle de l’ouvrage.
Pour ma seconde résidence, j’ai publié neuf chroniques où je racontais de mon point de vue le quotidien d’un lycée. Mois après mois, chaque chronique était attendue par les enseignants, partagée sur l’Espace Numérique de Travail (ENT) et abondamment commentée en salle des profs. Cela m’a encouragé à tenter une chose inédite : non plus écrire le roman que j’avais prévu d’écrire, mais raconter un lycée au jour le jour. L’ensemble paraitra en épisode à la rentrée 2024 dans la revue L’Ecole des lettres.
J’écris d’habitude dans le retrait de mon bureau. Lors de ces deux résidences, j’ai pu m’essayer à écrire à ciel ouvert, sur remue.net, à partager la fragilité d’une chose en cours. 

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