L’heure d’hiver
L’heure d’hiver
Tour de manivelle, rebroussement du temps, dans quelle nuit sommes-nous entrés ? De quels hivers seront faits nos printemps ? Nul mage pour dire ou prédire, mais des images et des mots pour en appeler à autre chose. Ailleurs le jour se tend et s’arc-boute. Vois ce qui émerge, pousse, tend, crache, hurle, vrille, bafouille, renâcle, rechigne, déplace, contourne, fracasse, dépasse. Immobile ou en route. Pied dedans, pied dehors, mains au-dessus de la tête. Mots tordus et mots projetés, sifflement et murmures, cris et silences. Grain de sable et raie de feu. Le vertige gagne. Un nom comme une cicatrice, une cicatrice comme une arme.
Ils ne nous auront pas.
De tous lieux s’élevaient les voix qui chantaient le déplacement, l’exil, l’espérance tenue, ou défaite. D’Afrique du Sud montait celle de Karen Press : « Nous sommes des voyageurs-nés... Nous inventons un piano aussi grand que nos cœurs pour jouer en marchant » ; de Martinique, celle du poète Monchoachi : « Les paroles claires marchent devant nous » ; du Danemark, celle de Soren Ulrik Thomsen : « je suis vivant /me languis de ta voix/ absente me cogne à la table /je suis vivant /me souviens du parfum /le vent à la gare du port /je suis vivant » ; de Turquie, en langue des signes, celle de Levent Beskardès : « Une affamée, en larmes, l’enfant dans les bras, /Essoufflée, vacille, tombe, déjà derrière /Gauche, droite, gauche, droite, marchons, en avant, toujours en avant. » Libres ou maintenues en Cellules de dégrisement (Etienne Faure), les voix insistaient :
« Tels les trois coups d’antan pour entrer
sur le plancher d’Europe, les armées de pauvres
armés de rien, de bâtons de marche,
martelaient l’espérance à l’approche
de l’avenir posté à la frontière ».
Il était temps de se mettre en marche, vers ce point Sombre aux abords (Julien d’Abrigeon) :
« Et je trouverai dans les gravats cendrés une fille à qui changer de peau démange, prête à la laisser sécher là, comme moi, une fille prête à prendre, avec moi, la route, prête à prendre et la route et moi. »
À l’horizon, peut-être trouverait-on de quoi ne pas défaillir : « Un gigantesque serpent ivre qui danserait jusqu’au bout de ses forces » (Roberto Bolaño ), des quartiers de mandarines « qui éclaboussaient de temps en temps / leur joie faite /de lumière sucrée » (Roxana Paez) et quelque musique pour tenir, encore et longtemps : « la rumeur de Bella Ciao /[...] soufflée au gouffre des lèvres /par la relève » (Rodolphe Gauthier).
Genèses
À propos du Charlotte Delbo, la vie retrouvée de Ghislaine Dunant, Cécile Wajsbrot note qu’ « il y a quelque chose de désespéré dans l’entreprise biographique. Entre une date de naissance et une date de mort, quelqu’un a vécu. On connaît certaines données, des moments, des faits, mais à part cela ? Que sait-on réellement de quelqu’un, de ses pensées, de ses rêves ? » Que répondre à la double interrogation : « comment naît un écrivain ? comment naît une œuvre ? » Face à l’ampleur de ces questions, C. Wajsbrot ne se dérobe pourtant pas et, dans le dossier « Incidences climatiques en littérature », elle offre au lecteur quelques repères dans la vie de de Virginia Woolf pour approcher La Promenade au phare, ce « roman sur le temps, sur la double acception du mot "temps", en français. Le temps qu’il fait et le temps qui passe ».
On doit à Valérie Rouzeau la traduction de Dessins un ouvrage dont Dominique Dussidour nous dit qu’il présente "avec soin et élégance" des croquis réalisés par Sylvia Plath alors qu’elle était étudiante à Cambridge. Exécutés avant qu’elle n’ait été publiée, ces dessins au crayon et à la plume retracent son itinéraire en Angleterre, en France, en Espagne, aux États-Unis. Accompagnés de documents divers (lettres, extrait de journal, etc.), ils éclairent à leur façon une œuvre en devenir.
Faut-il s’en étonner ? Qu’elle soit de fictive ou réelle, une mère, par sa présence ou son absence écrasantes est souvent à l’origine d’un texte. « Je ne me souviens pas, dans ma vie d’enfant, d’un avant et d’un après si brutal. Juste le sentiment d’un été étouffant et sans fin, étourdie par la force de l’absence de ma mère », écrit Laurence Werner David dans le troisième et dernier épisode épisode de soleil entier. Armel Veilhan raconte, lui, tout ce que son dernier roman paru, Au nom de Sarah, doit à sa mère disparue.
D’autres fois c’est l’ombre portée d’un père qu’on voit en surimpression d’un texte comme ce Témoin rédigé à partir des notes recueillies par Sophie G. Lucas lors de procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes : « la vie chaotique [de mon père] a trouvé des échos dans celles des prévenus ».
Sur le travail qui précède une publication, on a pu lire le journal de chantier d’ Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes où Thomas Giraud décrit l’importance de la répétition dans ses écrits et en quoi il s’inspire de leurs contrepoints musicaux et plastiques, tels qu’ils les retrouve chez Steve Reich et Sol Lewitt. On a pu lire côté pile, le journal de résidence d’un début d’été de Pauline Sauveur, et côté face, les deux textes produits dans ce même temps : Nous sommes prêts et L’ampleur de la tâche, découvrir les propos d’ Étienne Faure, interrogé par Tristan Hordé autour de Ciné-plage et lire que pour Vannina Maestrie « L’espace intérieur du roman n’est pas très différent de celui rencontré dans les jeux. »
Traces
Que reste-t-il des textes écrits ? partagés ? lus à haute voix, en public ? affichés sur un mur ? Que reste-t-il des mots recueillis, des témoignages offerts à l’écrivain ? À chacun d’inventer sa trace, écrite, ou filmée. À Remue d’en répercuter l’écho jusque sur ce site.
En octobre, on a pu découvrir la vidéo de « Detroit, disent-ils », dans la suite du travail d’écriture proposé par Marianne Rubinstein à des lycéens intimidés. On s’est amusé à chercher laquelle des performances décrites par Thomas Clerc était restée virtuelle. On a parcouru le livret
« Comment dire ? » composé pendant sa résidence par Franck Magloire accompagné par la comédienne Caroline Girard, on y a lu les textes composés en atelier et admiré les traces graphiques des voix qui les ont proférés.
Virtuel ? Pas seulement !
Au jour le jour, Remue annonce des événements à venir et qu’on pourrait ne pas vouloir rater. En octobre, ont été annoncées une rencontre internationale consacrée aux revues contemporaines de poésie, considérées sous l’angle d’une « nouvelle résistance », une rencontre rare entre le poète Oswald Egger et son traducteur Jean-René Lassalle, et la présentation par Pierre Drogi de ses deux derniers opus, avec en prime Contrevoix un extrait d’Ombre attachée – à bouche sanglante .
Au jour le jour, Remue organise ou s’associe à des rencontres où la littérature s’incarne. Ce mois-ci c’était Sébastien Rongier qui réunissait auteurs et comédiens autour de la collection « Le cinéma des poètes » aux Nouvelles Éditions Jean-Michel Place (soirée dont on peut voir ici la captation). Et les cinéphiles poursuivirent en faisant un détour du côté de Jacques Sicard et de son Kakemono à Kiarostami, ciné-poème en cinq plans.
Remue en octobre ce fut aussi le Général Instin qui célébrait le centenaire de la parution du chef-d’œuvre de la poésie américaine, Spoon River d’Edgar Lee Masters, avec une nouvelle traduction. On peut en lire un extrait ici. Toujours aussi inventif, le Général propose désormais à qui veut de participer aux Prolongations de l’œuvre, proposition dont s’est aussitôt saisie Sereine Berlottier.
En octobre toujours, Camille de Toledo a démarré son cycle de conférences mensuelles - rediffusées sur le site - sur l’Histoire du vertige. De la première « ...on apprend que Cervantès n’est pas l’auteur du Quichotte et le vertige qui naît de là... ». Avec la deuxième, centrée sur l’œuvre de Borgès « ...on entre dans la carte de l’Empire, celle qui finit par dupliquer le monde... ».
Terminer (momentanément)
Au choix : une fin humoristique avec les chroniques de Vincent Fleury le chercheur - ou peut-être faudrait-il dire l’ecclésiastique ? - qui raconte des histoires à mourir de rire comme celle du pouf au trésor et celle des empreintes digitales de Mimite le chimpanzé star du cirque Zavatta ou une fin plus inquiète avec Nino Ferrer qui nous emmène vers Le Sud.
Un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre
On le sait bien
On n’aime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire
On dit c’est le destin
Tant pis pour le Sud
C’était pourtant bien
On aurait pu vivre
Plus d’un million d’années
Et toujours en été