L’hypothèse de la réalité

 

Avant le propos

« Joyeux Noël »…

On aurait pu avoir l’envie de le lancer avec une brassée de sourires.
Mais pas le cœur, pas l’esprit.
Non. Vraiment pas.
Échos du monde. Bruit de ceux qui n’ont pas la parole, ces sans-voix comme le dit Rancière dans La Mésentente, bruit de ceux qui n’ont plus rien. Mais qu’on tende bien l’oreille, leur bruit, c’est le silence qui vrille, bien au-delà des mauvaises consciences éphémères, des phrases de circonstance, ou des scandales qu’on oubliera demain, aveuglés par les brillances factices de l’époque – et écrivant cela on voudrait se préserver des phrases faciles, des révoltes convenues ; on est toujours si mal placé, et on le sait.
Alors revenir aux livres.
La lecture du moment vient se heurter à l’époque, tracer en profondeur les blessures et la violence des temps qui s’annoncent. J’avais raté en 2005 la sortie française de ce livre de 1992, Les Dépossédés de Robert MCLiam Wilson(occasion de saluer la mémoire de Christian Bourgois), avec la promesse faite de combler cette lacune. La sortie en poche (c’était en mai tout de même) vient souligner le malaise ressenti. D’abord parce que Robert MCLiam Wilson s’adresse à nous, très directement. Dans sa préface inédite de février 2007, l’auteur de Ripley Bogle s’adresse au lecteur français. Mais d’abord le livre, son sujet : la paupérisation, l’exclusion sociale, économique et sanitaire des plus fragiles dans l’Angleterre contemporaine, mouvement installé durablement par le gouvernement Thatcher. Il interroge surtout les individus, les dépossédés qui glissent dans une misère plus terrifiante à chaque page. Et ne cache rien de ses propres maladresses ou suffisances, de ses doutes ou ses malaises. Aller à la rencontre de ces gens, ses frères humains, c’est apprendre un projet subverti au contact de cette seule réalité. Une écriture bousculée par les paroles ; et le livre qui dit aussi cela : les a priori, les principes balayés par la réalité découverte des mécanismes d’exclusion, et l’humanité brisée appréhendée par ces rencontres, ces paroles, ces visages, ces photos de Donovan Wylie [1].
Dans sa préface de 2007, Robert MCLiam Wilson conclut par ces mots :

« Mon espoir serait que ce livre reste lettre morte dans un pays comme la France. Mais je crains pour l’avenir, car les vents dominants de l’actuelle politique soufflent désormais dans ce sens. Et si jamais l’orage éclate, si pareille absurdité se met à parader dans la vie publique française, je compte sur la présence de quelques individus cachés quelque part dans la foule, des dissidents au sens le plus élémentaire du terme, pour montrer simplement et obstinément que le Roi est nu. »

Nudité.
C’est là qu’est la littérature. Au milieu de cet inconfort [2].

 

Remue en toutes lettres
 

Revenir à remue.net et ce que l’on y trouve. Parce qu’il faut continuer et tenir la barre, celle des mots, des textes et des rencontres, celle de l’amitié qu’on espère faire partager avec chaque lecteur qui s’arrête chez nous. Là aussi la réalité, juste autrement.

À la suite de la rencontre organisée le 14 décembre au Centre Cerise (merci à ceux qui ont bravé le froid), l’envie de prolonger, et l’idée de témoigner par quelques mots du « Comment j’en suis arrivé.e à remue.net ». Et vraiment cette impression des liens tissés. D’où cette chanson de moussaillons : J’étais dans l’océan Indien quand il m’a harponné... (par Jean-Michel Defromont), Autre coup de harpon (par Jean-Marie Barnaud) et Il me semble : c’est moi qui tenais le harpon (par Miguel Aubouy). Et puis l’immense plaisir, le péréquien Je me souviens de remue.net par Philippe De Jonckheere que l’on retrouve toujours sur désordre.net.

À découvrir dans la revue d’automne 2 :
Le Book 0 de Fred Griot, occasion de retrouver l’écriture heurtée et presque le souffle de la voix (pour se la remettre dans l’oreille allez écouter sur remue ou sur son site.

En attendant, ce court extrait :

« quoique presque tout au-dedan maintenant. jusqu’au fond et au-delà. alors demi-tour jour et au-devant. »

À lire également le prologue de Là où les tigres sont chez eux de Jean-Marie Blas de Robles… et aller voir sur son site l’imposant index du roman, histoire de prolonger le foisonnement.

Autre signature que l’on est content de retrouver sur remue.net, celle de Thierry Beinstingel qui nous propose une « Petite nouvelle en forme de poisson rouge ». Ne rien dire et laisser découvrir. Ne rien dire sinon que « La courgette en gratin était partie dans le four » et que l’on retrouve Thierry Beinstingel sur son site, et que son dernier livre CV roman est toujours en librairie.

Et aussi le très beau texte inédit de Françoise Ascal « Noir-Racine » qui fouille loin dans nos images.

« La langue du monde n’a pas de bouche.
Les lèvres de celle qui cache ses larmes sont cousues. Son savoir est muré, enfoui sous un amas de "chemises de peau" et jupons superposés. »

Ou encore ce texte de Dominique Dussidour comme un round face à l’écriture : « Crise du récit, méthode de travail ».

Imagine-t-on la revue sans l’ombre du Général !
Instin dévoile son visage. Ce serait comme un slogan publicitaire. Forcément mensonger. En tout cas, équilibre instable de ce Janus, et de ce MôMô qui n’est pas celui qu’on croit. Aventurons-nous dans les chausse-trappes de Patrick Chatelier : « MôMô Dévisagé Général Instin ».

Et offertes par François Bon, trois notes de lectures pour saluer Dominique Quélen, Eric Chevillard et Auxeméry.
Et ces quelques lignes d’Auxeméry :

« Et travail de saturation, oui.
Où la parole mime les modulations de la chambre d’échos.
Où l’on n’existe que dans des passages - traitement des figures par dissolution et coagulation. »


Pas de trêve sur remue.net. Le chemin continuera avec le tohu-bohu du monde, du net (grosse agitation). Et le plaisir de la rencontre pour la prochaine soirée du « cycle remue.net » le vendredi 18 janvier 2008 à 20 heures, « Écrire avec Internet : paradoxes, mutations, vertiges » avec François Bon, Hubert Guillaud, et André Gunthert. Tous les renseignements et précisions ici.

20 décembre 2007
T T+

[1Brice Matthieussent, traducteur que l’on sait, fait explicitement référence au magistral Louons maintenant les grands hommes dans sa postface car le projet et son renversement voisinent et dialoguent avec le livre d’Agee-Evans.

[2Et qu’on reprenne Les Naufragés de Patrick Declerck, qu’on relise Daewoo de François Bon pour voir les parcours, ou même comment tout cela se prépare dans le langage. Ne faudrait-il pas lire obliquement La Loi des rendements décroissants de Jérôme Mauche comme la trace (et le travail) dans le langage de cette mécanique implacable conduisant à la paupérisation ?