Les chevauchées de Cavalier Pensant
Vassily Kandinsky
Étude pour la couverture de l’Almanach du Cavalier Bleu, 1911
Aquarelle, gouache et encre de Chine sur papier, 29 x 21 cm
Les méthodes de recherches elles-mêmes sont souvent l’enjeu principal des activités artistiques ; le désordre de l’établi, le déploiement d’un atelier de montage d’images et de mots, le working progress de l’imagination d’un artisan, les formes visibles et non-visibles infinitivement plurielles des choses de l’art, voilà de quoi on parle chaque jour.
Les chevauchées de Cavalier Pensant sont des histoires de “burattino” [« on ne s’imagine pas un monde sans Pinocchio »] et de l’inachèvement perpétuel durant une semaine de ces “aventures” (de Chevauchée n°1 à Chevauchée n° 7) qui commencent ci-dessous (Chevauchée n°1) un dimanche avec toutes sortes de semainiers.
Le lundi (Chevauchée n°2) : des combats font rage sur les palettes de Kandinsky, le mardi (Chevauchée n°3) : les matériaux de l’œuvre d’Hubert Duprat choisissent la liberté de passage, les Effets et conséquences de la mécanique des fluides se manifestent le mercredi (Chevauchée n°4), le jeudi (Chevauchée n°5) c’est La Fabrique des rêves, le vendredi (Chevauchée n° 6) c’est la Force de l’art et le samedi (Chevauchée n°7) c’est Le coup de vent.
Et chaque jour, obstinément, avec Cavalier Pensant on finit toujours par parler d’autre chose.
Chevauchée n°1 Les semainiers
COMMENT IL ARRIVE QUE MAÎTRE PARAFFINE, LE MENUISIER, FABRIQUE UNE PIÈCE DE BOIS QUI CLASSE ET PENSE COMME UN CAVALIER
« Le soleil pénètre la nue,
récrée et puis pénètre enfin le cavalier.
Encore n’usa-t-il point de toute sa puissance … »
La Fontaine, Phoebus et Borée.
Cité par Francis Ponge
Le Soleil placé en abîme,
Le Grand Recueil III Pièces,
Gallimard, Œuvres complètes, tome I, 1999, p.779
Je ne peux pas dire comment, mais le fait est, ce dimanche de printemps, l’ouvrier qui fabrique de menus objets éprouve le besoin de mettre un commencement d’ordre dans son fichier hebdomadaire de fabrication et de donner quelques explications à ses clients.
Geppetto Paraffini est un vieux menuisier, identifié parfois avec les initiales GP, que tout le monde appelle Maître Paraffine à cause de l’usage généreux qu’il a du corps solide, blanc, translucide, onctueux, presque inodore et quasi insipide avec lequel il fait coulisser sans forcer les sept tiroirs d’un semainier dont il se sert de boîte à pointes.
Aussitôt dit, aussitôt fait, Maître Paraffine commence par faire un onglet (43 mn x 23 mn x 8 mn) dans le bois tendre d’un sapin blanc venant de Riga, avec une entaille à mi-bois pour épouser deux fiches à la fois. Il baptise Cavalier Pensant l’excroissance destinée au califourchon qui signale en formant saillie. Après avoir observé longuement grâce à l’acuité toujours vive de sa vue la façon plus ou moins aisée dont Cavalier Pensant pénètre le bristol format A5 blanc, jaune, rose, vert ou bleu et le chevauche, le menuisier s’émeut devant le véritable « journal de travail » mis en œuvre.
Au jeu des couleurs des fiches, à leurs quadrillages et à leurs extensions non quadrillées, aux descriptions écrites et dessinées des petites formes que fabrique le maître, à l’écriture consciencieuse des noms des assemblages complexes copiés dans le Traité de Menuiserie de G. Oslet et Jules Janin, Cavalier Pensant répond avec des jeux de mise en relation extravagantes, des jeux de sauts et de gambades, des jeux de liens inédits entre les choses, toute une constellation de procédures plus ou moins éphémères écrites en perpetua, superbe caractère de labeur qui donne du piquant aux longs textes, d’où surgissent deux étoiles de couleur différente.
Deux influences ont présidé à la naissance de Cavalier Pensant : « l’une bonne, l’autre mauvaise ». Il est soumis à un double ascendant ; il est très sage et très fripon. Alors GP dessine une étoile verte et une étoile rouge sur chaque face du Riganais [je rappelle que Cavalier Pensant est fait dans le bois tendre d’un sapin blanc venant de Riga]. Ainsi doublement étoilé il fait penser à l’hebdomadier italien de la paroisse Saint-Bruno qui, cette semaine, donne deux intonations opposées à ses prières, tantôt montantes, tantôt descendantes : Babbo mio, salvatemi ♫ Non voglio morire ♫ ♫
Non voglio morire ...
Maître Paraffine n’accorde pas son attention au genre de question que le double ascendant de Cavalier Pensant suppose comme besoin à satisfaire ou comme prédisposition psychique, et autre. Il encourage seulement sa propension à chevaucher deux fiches à la fois. L’entaille est assez large. Il place et déplace le petit repère à califourchon sur la hauteur des fiches, il montre le jour en le cachant. Il fait un travail artisanal, artistique, conceptuel, un work in progress permanent, divers et ondoyant, où se construisent ensemble, même pour se contredire, voire pour se déconstruire, une multitude de petites formes. En quelque manière, c’est le dada du menuisier : l’étoile double est shandéenne.
À l’endroit du lundi, du mardi, du mercredi, du jeudi, du vendredi, du samedi et aujourd’hui du dimanche, Cavalier Pensant réunit entre elles, deux par deux, des pièces équarries, dressées, chantournées, rabotées en soigneux et précis montages : un champ à deux corps de moulure, deux enchevêtrures à tuyaux, des entailles de barbe rallongée, des mains courantes à double profils, des languettes d’embrèvement, des arrêts de feuillure, des quarts de rond, un potelet en cas de panne de charpente et une queue d’aronde bicéphale, deux tringles qui simblotent ou encore deux simples doucines entrelacées...
Au cœur des outils, Cavalier Pensant loge à bonne enseigne avec tout le saint trusquin et avec le semainier de madame Simounet qu’elle a laissé tomber l’autre semaine dans le tas de ripes tant elle gesticulait en bavardant avec GP. Pourtant, aucune position définitive pour un cavalier toujours en quête de nouvelle monture. On ne peut davantage réduire un mot à un seul sens qu’on ne peut limiter les chevauchées à un seul genre de “chevalier”. Le Chevalier à la charrette dédie sa course à la dame de Champagne et la reine Guenièvre en fait un chevalier errant. À peine les images de “chevalerie” prennent-elles position qu’elles cavalent vers l’aventure. Tout est significatif dans la vie d’un cavalier qui refuse de s’en tenir au monde connu des fiches.
Geppetto Paraffini ne fait plus son métier de la même façon depuis qu’il travaille avec Cavalier Pensant. Quand il parle des “aimables imperfections” (sic) de son compagnon, il dit souvent : « Un travail réussi n’est autre que l’illusion souriante d’une imperfection. » La disposition mentale de Maître Paraffine à l’égard de son invention — la douceur alliée à la persévérance — est le réel outil des meilleurs assemblages. Sans être la nouvelle Clavis Universalis, le Riganais [je rappelle que Cavalier Pensant partage son gentilé avec Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, créateur du langage cinématographique appelé “montage des attractions”] modifie les enchaînements des choses et des mots dessinés et écrits. [Graphein : « Écrire et dessiner identiques en leur fond. » (Paul Klee)]
C’est le passage d’une forme à une autre forme qui intéresse les artistes. Peu à peu, l’excitation de Cavalier Pensant change de forme.
Et chaque jour, obstinément.