« Mais ça continue, le réel, ça insiste » !

« Mais ça continue, le réel, ça insiste » !
Martine Drai écrit cela dans les nouvelles pages de son journal parisien. Bien sûr, elle y parle de quelques unes de ses « première fois », des pluies estivales de la capitale, des gestes étranges des hommes dans les cafés… mais c’est cette phrase qui saute aux yeux.
Parce que c’est le sentiment du moment (jusqu’à l’écoeurement parfois), le réel insiste.

De cette insistance, Yun-Sun Limet en parle aussi en ouvrant une nouvelle chronique pour dire ce monde qui frappe au plus proche de nous, même depuis le plus lointain. De la Birmanie à Kaboul, ses notes viennent attraper l’instantanée du monde.

Et Cécile Wajbrot nous rappelle, d’un automne l’autre, ce que fut ce moment du mur tombé à Berlin, de la victoire de la liberté et ce qu’elle aussi portait en elle, dans ce mouvement.
Le réel insiste et les auteurs en parlent, l’approchent comme ils peuvent, avec la langue et les phrases qu’ils essaient.

Certains tentent les bords du langage pour dire un effacement, comme ce nouveau livre de Michaël Glück, Figures inachevées avec vue sur la mer dont nous parle Dominique Dussidour. Persistance du réel qu’écrit Michaël Glück : « car ce nombre, là, sur l’avant-bras, ce nombre que j’ai tenté de poncer naïvement avec du papier de verre, ce nombre qu’on lira longtemps encore après que je serai décharné, ce nombre qui aura déteint sur l’os, raconte cela sans phraser »

Sans aucun rapprochement, on lira aussi les litanies de Christophe Fourvel, ces « Il aurait fallu » dont on retiendra très subjectivement celui-ci : « Il aurait fallu apprendre à mieux lire la mélancolie de certains westerns. ».

Ou la lecture des Propositions d’activités de Xavier Person qui donnent aux phrases dites, lues ou prononcées une curieuse insistance, une autre résonance à « l’accident expérimental » de la langue.

Et puis il y a cette dernière lettre, ces derniers gestes, ces derniers mots, ceux d’André Gorz et de sa femme, comme le rappelle Dominique Hasselmann.


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Parmi les textes de la revue d’automnes, de nouvelles contributions et des retrouvailles.

D’abords un texte de Daniel Pozner qui syncope « Une vie de Samuel Beckett ». Des phrases brèves et nerveuses pour traverser quelques épisodes de la vie de Sam :
« Découvre un Dublin aux rues tortueuses inconnu de lui
Un désir qu’il croyait tari
Lumières de Dublin l’enchantent
Contraste
Contradictions
Qu’il ne retrouve nulle part ailleurs
Sans fin dans les rues de la ville
Il lit beaucoup »

Autre texte, celui de François Rannou qui nous offre dans « La maison jaune » un beau portrait maternel. Première phrase ouverte sur le mouvement « Ma mère traverse sous la pluie. » Et plus tard, la densité de l’écriture qui enroule et interrompt la phrase pour dire une voix : « Quelle est cette voix. Impossible à entendre l’espace à l’intérieur d’elle se colore une note seule l’envahit. Résonne lui son visage oui. Encore mais sa voix. C’est une corde basse qui vibre bourdonne devient sa respiration. Tendue. Le corps ouvert. Soulevé. Ses bottes rouges glissent sur le rebord droit de la table du mariage feu sa gorge est un rythme qui bat. Se presse. Non. Encore. Ses lèvres devenues trait fin serré. La clarté raide de ses muscles poursuit la voix la tient du bout des doigts la dessine à longs fusains crissant mais cette note tout à coup la prend tout entière reins bloqués net elle brille et s’étrangle acérée. »

On retrouve également dans cette livraison d’automne Rémi Froger qui nous a confié la suite de ses « Routes, repérages 2 », récit partagé entre la vie de H. et celle de K., récit partagé entre ces lignes se saisissant par défaut, flottement et incertitude.

On peut toujours compter sur la présence (enfin quand on dit présence, il faut prendre le terme avec d’infinies précautions) du Général Instin dans les rendez-vous de la revue. Cette fois, c’est Claude Favre qui s’essaye dans « _l’à-vif_ » à recoller quelques morceaux !

Enfin Dominique Dussidour dans « Botanique du lieu » revient sur les conditions de l’écriture. Il y avait eu le « journal du compte à rebours ». Ici elle revient sur l’écriture, évidemment par un grand pas de côté, en évoquant l’autour, une fleur de gaura devenant à elle seul l’enveloppe du monde au milieu de l’écriture.


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Dans sa nouvelle chronique « Une bête au bois dormant », Catherine Pomparat revient sur une sculpture de Daniel Dewar et Grégory Gicquel, et la dérive du regard sur cette bête en sommeil.

Parmi les lectures du moment, Jacques Josse attire notre attention sur le dernier libre d’Albane Gellé Je, cheval, Ronald Klapka revient sur Clinique de la servitude, de Jacques Félician et Jean-Marie Barnaud évoque le dernier livre d’Alain Freixe, Dans les ramas, en commençant ainsi : « On ne progresse pas, en écriture : on endure une expérience qui, peu à peu, apprend qui l’on est. ».

Et puis de nombreux rendez.

D’abord Philippe Rahmy qui prend possession de la télévision. Et c’est quelque chose.

Ensuite plusieurs rencontres avec Mahmoud Darwich.

Enfin, et ce n’est pas le moindre, remue.net vous invite pour « lire en fête » à deux soirées de lectures : Vendredi 19 octobre à l’INHA à Paris et dimanche 21 octobre au Centre Cerise à Paris. Une programmation riche et enthousiasmante que l’on vous propose avant d’autres rendez-vous (rencontre, lectures, débats…) prochainement évoqués.


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Avant de refermer cette lettre, quelques mots plus personnels sur quelques livres, sites, etc.

Et de commencer par vous dire combien le dernier livre d’Olivia Rosenthal, On n’est pas là pour disparaître qui vient de paraître chez Verticales, est magnifique. Je n’aurai sans doute pas le temps d’en parler comme je le voudrais. Alors saisir l’occasion de cette lettre pour un filet de lumière sur cette écriture. La qualifier ? Saisissante et bouleversante… mais deux adjectifs qualificatifs ne disent rien du livre que c’est.
On lit, par exemple, page 126 : « Quand je m’effacerai complètement de ta mémoire, tu ne seras plus aussi fébrile, aussi agitée, cela te fera le plus grand bien que je m’efface. »

Ou encore page 159

« Tomber dans le vide
lâcher prise »

Et de partager avec Lignes de fuite l’enthousiasme (et de saluer ici le travail de cette belle « maison » qui en cache d’autres, labyrinthiques).

En parlant de sites, Fabula qui poursuit son immense travail vient de mettre en ligne le troisième numéro de sa revue LHT consacré aux « complications de texte : les microlectures ». S’y précipiter.

Enfin, je n’ai plus tellement l’occasion de parler de cinéma sur remue.net (il faudrait parfois). Et cette fois, il faudrait vraiment prendre le temps de parler du dernier film de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, La question humaine. Bien sûr, le film interroge le monde de l’entreprise contemporaine, revient sur l’Histoire, sur le nazisme et la Shoah. Mais le film ne saurait être réduit à cela. Car plus en profondeur, La question humaine est un film sur le langage, un film qui dit la violence terrible qui secoue le monde et chacun d’entre nous lorsque le langage est réifié, vidé de sa substance pour n’être plus qu’une forme vide et pantelante. Ce que le film montre à bras le corps (littéralement) c’est justement cette question humaine qui disparaît lorsque le langage est évidé de tout sens. La littérature, l’art comme l’Histoire ne cessent de le dire, de l’écrire. Et le monde contemporain semble s’engouffrer plus loin encore dans la brèche de cet effacement du sens par les mécanismes de domination et de réification. C’est cela La question humaine l’insistance du réel contre les formes d’un ludisme décomplexé et généralisé.

7 octobre 2007
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