La carapace de la tortue
Le titre de cette lettre est emprunté au Journal de résidence de Sereine Berlottier, parce que la tortue est petite, bossue, pensive, et maîtrise l’art de la fuite [1].
Passage de l’été à l’hiver. Passage au froid. À la petite laine.
Mois de la fabrique industrieuse, scrupuleuse, vertueuse, du cycle hyper-précis de l’écriture au tricot. Atelier maille. Atelier point de croix. Atelier broderie.
On met un cache supplémentaire sur le remue.nez. On ouvre et on poursuit des chantiers. On continue de faire place à la traduction. On prête l’oreille aux voix catalanes, autrichiennes, roumaines... Et tandis que d’un côté on tisse L’Énéide à mille mains, de l’autre on déplie les cartes et on observe le dessin des frontières et leur constitutive ambiguïté.
Des langues en traductions
Cet automne nous découvrions l’écriture intensive de l’auteure catalane Maria Mercè Marçal traduite par Anna Serra :
« Je remercie le hasard de trois dons : être née femme,
de basse classe et de nation opprimée.
Ainsi ce trouble azur de me faire trois fois rebelle. »
Nous suivions, avec Fanny Chartres, les pas de Marius Chivu dans la neige cruelle et enfantine :
« elle dit qu’elle est une ventolière en plastique
elle me chuchote qu’elle a des robes en kiwi
des pulls en bois parfumé
un jardin de macarons »
Nous fêtions avec Lucie Taïeb la sortie de CRUELLEMENT là de Friederike Mayröcker, dont cet extrait résonne avec notre problématique automnale :
« c’est la fin août et je prends les mitaines de l’hiver dernier mon doigt blessé comme une banane pourrie sur la table, dans le rougeoiement de l’aube me fascinait 1 boîte où se trouvait un doigtier, le vagabondage, les indicibles suites de couche, dans une autre boîte les indicibles lettres d’amour entre Ely et moi »
Le projet de traduction collective de L’Énéide de Virgile s’enrichissait d’une contribution de Jordane Bérot tandis que Camille de Toledo réunissait les Pièces d’un puzzle…, hypothèse d’un chemin, ajoutant une 3e, une 4e, une 5e, une 6e et enfin une 7e pièce à l’édifice.
Des chantiers aux résidences
À la Maison Julien Gracq, Emmanuel Ruben lançait son chantier Jérusalem 2014, engageant une stimulante réflexion sur les frontières, de retour de Jérusalem où il avait prélevé des questions et récits pour l’écriture d’un prochain roman.
Charles Robinson, également en résidence à la Maison Julien Gracq, partageait le carnet de notes d’une fiction, en marge d’un roman à paraître, Fabrication de la guerre civile.
Marie de Quatrebarbes (qui est amenée ici à parler à la troisième personne) ponctuait le temps lisse de la résidence d’un poème hebdomadaire À ce titre, recherchant les points de bascule que sont les livres, les plantes, les animaux.
Simultanément, les auteurs en résidence Île de France nourrissaient de copieux espaces de création en ligne, articulant captations des rencontres et journaux de résidence. Au journal en bribes et récits de Marie Cosnay à L’Accueil de jour Agora Emmaüs faisait écho La fenêtre ouverte d’Eric Chauvier et la récolte de Mathieu Simonet dans le cadre de son travail avec L’Assistance public - Hôpitaux de Paris.
De son côté, Sereine Berlottier composait, avec Jean-Yves Bernhard, une partition sonore du journal tandis que Patrick Chatelier convoquait les Fantômes de Belleville.
Enfin, Sarah Cillaire et Anthony Poiraudeau reprenaient leur chantier d’écriture autour des figures de Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort, Jean-Pierre et Jean.
Des festivals battant leur plein
Confortablement assis au coin du feu, nous profitions d’une vue dégagée sur le Festival littéraire En première ligne, dont les rencontres avec Maylis de Kerangal, Jacques Rancière, Petros Markaris, Sorj Chalandon, Leonardo Padura et Mogniss Abdallah, Saïd Bouamama et Toumi Djaidja (la Marche pour l’égalité de 83) avaient fait l’objet d’une captation.
Suivit un bref et éternel voyage dans le temps, à travers les mises en ligne progressives des contributions du Festival Général Instin de juillet dernier, et leur réinterprétation par les auteurs. La proposition de Vincent Tholomé et Maja Jantar, Conquête du pays Ugogo, déployait par le texte et l’image une étrange chorégraphie de la bataille où se côtoyaient crocodiles, chien Jupiter, lacs, vents, phacochères et Camion. De son côté, Philippe Aigrain décomposait l’énoncé Ugogo, réinventant le chant de la victoire version ressac et bégaiement. Cécile Portier transformait pour sa part la blessure d’un mur en espace de projection géopolitique et poétique, Géopolitique de la dérive. Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes présentaient les éléments sonores et visuels d’une archivistique instienne, Théorie du projet.
D’un mouvement de création perpétuel
Dans la revue d’automne, nous pouvions lire Frédéric Lefebvre, Maria Raluca Hanea, Laurence Paton chez qui les noms de médicaments composaient une sorte de langue étrangère dans la langue, Yun Sun Limet, Lucie Taïeb, François Monaville et Patrick Beurard-Valdoye en manière d’avant-goût de la soirée qui lui sera consacrée en 2015.
Nous découvrions aussi, grâce à Dominique Dussidour, deux textes rares Radio F.S.F. de Pierre Guglielmina et La gobeuse d’âmes, nouvelle inédite d’Yves Navarre.
Des hommages et homme-age-s, celui de Claudine Galea à Monika Fagerholm, noire magie ou celui – plus caché – de Yun Sun Limet à Modiano dans on texte Par les rues. Catherine Pomparat proposait un écho au livre de Suzanne Dopplet récemment paru, Amusements de mécanique. En forme d’allégeance au marquis de Sade, peut-être, Dominique Dussidour partageait des images du rouleau manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome ou l’École du libertinage. À (re)découvrir, le passionnant chantier d’écriture de Dominique Dussidour, autour de l’écriture de son roman sur Sade.
La critique se portait bien. Pascal Gibourg proposait un article fouillé sur Notre condition atmosphérique de Christian Doumet et Bruno Fern partageait son regard sur Ubu roi de Nicole Caligaris. Jacques Josse ne faiblissait pas, chroniquant successivement Vie des hauts plateaux de Philippe Annocque, Mauvaises langues de Paol Keineg, La véritable histoire de Matías Bran, d’Isabel Alba, Continuation de détails de Jean-Pascal Dubost, Tous les fils dénoués de Michel Dugué, Vie de Milena de Jana ÄŒerná et Pas dans le cul aujourd’hui du même auteur, Les noces incertaines de Isabelle Flaten, La part des nuages de Thomas Vinau et Goldberg : Variations de Gabriel Josipovici.
Dominique Dussidour chroniquait Avec Giacometti de Yanaihara Isaku et évoquait Charles Reznikoff et le travail des éditions Héros Limite (éditions et revues). Enfin, Sébastien Rongier faisait part de son enthousiasme pour Ricordi de Christophe Grossi.
Pour finir, nous étions bien. Nous n’avions plus tellement froid.
Le ciel était bleu comme la tête de ce singe fantôme, le Rhinopithèque doré dont le pelage protège des températures extrêmes du Plateau tibétain.
[1] Tortue elle-même issue de Vie et destin de Grossman, où l’un des personnages chante "A la tortue j’ai demandé / en quoi est donc ta carapace / elle est en peurs accumulées /il n’y a rien de plus tenace..."