Répéter, multiplier, dédoubler.
Le monde jamais ne peut se dire en une seule fois. C’est par ce qui se répète que s’approche la vérité. Il faut savoir porter attention à ce qui revient, se multiplie, se dédouble, replonge dans le fleuve, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Février fut un mois comme ça, où le multiple prit ses aises et s’installa à demeure sur la toile tendue par remue.net.
Un chantier choral sur le roman
Commencé en janvier à l’initiative de Dominique Dussidour et de Cécile Wajsbrot, le dossier "écrire un roman aujourd’hui" s’est enrichi de contributions remarquables à commencer par celle de Donatien de Sade lui-même, tout prêt à offrir « des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans ». À la voix du divin marquis se sont ajoutées en février celles de Daniel Arsand, d’Olivier Rohe, d’ Anne Weber et de Camille de Toledo sans oublier celle de Dominique Dussidour qui raconte la naissance de son premier roman :
Une forme narrative s’est emparée du premier texte long que j’ai écrit. J’avais fait des études de philosophie et j’étais en lutte contre le verbe « être ». J’ai voulu le mettre à l’épreuve d’un discours non philosophique et observer ses variations d’intensité selon l’attribut dont il pouvait être suivi dans la structure grammaticale sujet/verbe être/attribut. J’ai choisi de le formuler ainsi : prénom masculin + verbe être + attribut. Par exemple : « A. est maçon », « B. est blond », « C. est triste ». J’ai écrit vingt-six séquences selon cette structure, une par lettre en suivant l’ordre alphabétique. Du fait que toutes ces séquences étaient racontées par une narratrice unique s’exprimant à la première personne, une forme générale est venue se superposer à la structure grammaticale et a relié les séquences, faisant passer le texte de l’énumération à la narration. Je ne m’en suis rendu compte qu’après, j’ai relu l’ensemble et j’ai vu que c’était un roman, Portrait de l’artiste en jeune femme.
En prolongement du dossier, ceux qui seront parisiens le 21 mars pourront venir écouter au Centre Cerise Cécile Wajsbrot, Laurence Werner David, Patrick Chatelier et Dominique Dussidour débattre de l’actualité du genre romanesque.
Ces rencontres sont toujours mises en ligne dans les temps rapprochés qui les suivent. Rappelons ainsi la rencontre de janvier animée par Marie de Quatre-Barbes et Maël Guesdon avec Caroline Sagot-Duvauroux. Un grand moment de poésie pure !
Vingt fois disparaître.
La proposition de Sébastien Rongier d’utiliser une photo comme point de départ à l’écriture d’un texte avait suscité quelques contributions en janvier. En février, ce fut un véritable feu d’artifice : Isabelle Bonat-Luciani, Marie Cosnay, Sébastien Ecorce, Maël Guesdon, Michaël Glück, Christophe Grossi, Matthieu Guérin, Dominique Hasselman, Sabine Huyin, Benoit Jeantet, Jeremy Liron, Raymond Penblanc, Marc Perrin, Marie Quatrebarbes, Thiery Radière, Christophe Sanchez, Joachim Séné, Benoit Vincent et Isabelle Zribi ont répondu chacun à sa façon - poétique, ludique, tragique, comique, policière, etc... - à la proposition. [1] À noter la contribution coup de poing de Benoît Jeantet, "je jure de dire la vérité" et celle de Pierre Ménard qui, ayant pris au mot l’invitation de SR à considérer la photo de départ comme une surface de projection a donné sa réponse entièrement en images.
Deux pour un hapax
François Bon est allé marcher du côté de Metz à l’adresse que lui avait indiquée Michaël Glück. Les photos qu’il en a rapportées ont inspiré au poète des textes réunis sous le titre 53 Place de Chambre, bis.Textes puissants qui font s’entremêler le présent, l’enfance et l’avant de l’avant.
un enfant peut-être ou une derrière le rideau rouge comme la première fois où je suis venu sur la place pas de rideau rouge mais un rideau oui je m’en souviens et une jeune fille une enfant née d’afrique ou d’ici je ne sais une enfant avait soulevé le tissu et regardé vers nous en bas je me souviens et me suis souvenu ce jour-là que celle qui est devenue ma mère ici derrière cette fenêtre accueillait celle qui était alors son amie quelqu’un avait dit aux parents une noire tout de même et le père mon grand-père inconnu avait dû répondre quelque chose comme un humain est un humain a mensch et les deux jeunes filles avaient promis que plus tard quand elles seraient mères elles auraient un fils et chacune lui donnerait le prénom que je porte
Sollicitée, la mémoire devient un carnaval et un manège, les souvenirs se masquent des rictus mauvais de l’histoire, passée et présente.
metz ville refuge ne le fut qu’une bonne dizaine d’années et aujourd’hui nulle ne refera plus les traces il va falloir marcher seul tandis qu’à paris défilent dans les rues les candidats à la succession des nazillons d’hier
On ressort ému et troublé de ce qui se dévoile du drame qui s’est joué dans cette ville-là, dans cette maison-là. Un drame dont l’ombre ne cesse de hanter le temps qui va. L’horreur pourrait-elle se répéter ?
la rue rentre dans la vitrine et c’est fracas la rue vient briser étoiler les bribes des mondes et figures d’avant / la rue a ses urgences de mondes et figures d’après / les effondrements se renouvèlent continuent se répètent / d’autres horreurs se déplacent sur les cartes comme s’il avait fallu après guerre qu’on ne vît plus chez nous européens ce que l’homme fait à l’homme / comme s’il avait fallu effacer la logique de la mort industrielle / comme si ce continent meurtrier n’avait d’autre issue pour effacer le sang versé / les corps mutilés anéantis ou abolis / que d’en déporter les gestes afin de repousser les frontières invisibles de l’exploitation / la rue rentre dans la vitrine / canon fusil-photographique / nommer nommer dire
Traduire à plusieurs
On se réjouit d’apprendre que Marie Cosnay, dont on a connu la traduction d’Ovide, ouvre pour remue.net le chantier de traduction de l’Enéide de Virgile.
Je chante les combats et le héros qui le premier, des bords de Troie parti
fugitif, par ordre du destin est venu en Italie et aux rivages
de Lavinium.
Chant après chant, on découvrira les différents abords du texte latin selon qui aura traduit. Danielle Carles est la première à présenter son travail. Suivront Jordane Bérot, Lucie Taïeb, Marie Cosnay et d’autres dont on nous réserve la surprise.
Trois pas vers une rencontre.
En avant-propos d’une conversation avec François Matton, Catherine Pomparat présente ses catapoèmes (1, 2 et 3), catapultés par les "dessins en suspension et ressorts d’écriture" du dessinateur-auteur.
[un dédoublement]
l’oreille
un chant
un dédoublement
deux lignes se confondentle fil
un linge
un dédoublement
deux lèvres se décousentla rayure
un écran
un dédoublement
deux corps se suiventle cadre
une page
un dédoublement
deux bouches se lient
Ces "ballades énamourées" se poursuivront en mars jusqu’à la rencontre prévue le vendredi 4 avril à Paris, au Centre Cerise.
Deux making-of
Au making-of de Plein hiver d’Hélène Gaudy répond celui de Forêt contraire d’Hélène Frédérick. Le premier s’offre comme une traversée commentée, journal de bord a posteriori, manière de déambulation dans les marges, travaux préparatoires et interrogations à l’œuvre pendant (et après) l’écriture du livre.
Enfant, j’ai voulu inventer une île. J’ai oublié son nom et c’est dommage parce qu’il était comme un mot de passe, un code pour y accéder. Je me souviens de son statut de refuge, horizon toujours à portée de main, du plaisir que c’était de découper ses côtes — celles, sableuses et tièdes, où l’on pouvait se coucher et les autres, rocheuses, escarpées — d’inventorier sa flore — des plantes ouvertes et rouges et des fruits forcément exotiques, forcément succulents. Y avait-il des animaux, sur l’île ? Sûrement.
Je l’écrivais, la dessinais, je m’y rendais la nuit et quand je m’ennuyais
Le second making-of, en trois parties (dont deux parues en février : (2 et 3) est constitué d’extraits du journal d’écriture mis en regard du roman terminé.
11.12.09
La forêt en cage perd ses feuilles. / Ma mère m’a transmis sa détresse : c’est un héritage terrible.18.01.10
Je songe à transformer le projet de pièce en projet de roman. J’envie ceux qui construisent une œuvre ronde comme l’œuf, cohérente. Il me semble que je baigne plutôt dans le morcellement, au milieu de ce qui n’est pas pertinent, inopiné…20.01.10
Vie-tempête. Intérieur-tempête.
On peut aussi suivre le travail d’Hélène Frédérick en résidence à la Librairie du Québec où elle entend interroger les liens entre insoumission et littérature.
L’occasion de rappeler que Patrick Chatelier et Guénaël Boutouillet font écho en mots et en images au travail d’une vingtaine d’auteurs en résidence Ile de France et qu’une lettre, à laquelle on peut s’abonner ici, récapitule régulièrement les interventions des uns et des autres.
Quatre notes douces
Poète, Jacques Josse est un grand lecteur, tout à la fois dénicheur de voix nouvelles et fidèle aux auteurs qu’il aime. Ses notes de lecture sont toujours empreintes d’une attention bienveillante, belle forme de résistance au cynisme du monde tel qu’il va. En février il nous a fait partager son bonheur d’avoir découvert Rien seul le premier roman de Jean-Claude Leroy et celui d’avoir lu
- Donne-moi ton enfance de James Sacré,
En amont de l’enfance
Il y a d’où on vient, l’histoire et la nuit.
- Seconde solitude d’ Eric Ferrari
Quelquefois, je m’accroupis au fond d’une penderie. Le vide éprouvé à l’intérieur des vêtements accrochés prolonge l’impression d’être pris dans l’immobilité d’une nasse liquide.
- et Juste après la pluie de Thomas Vinau qui défend une poésie « militante du minuscule ».
Deux chroniques, suite.
En décembre dernier, Benoît Vincent annonçait une chronique qu’il entendait consacrer à sa relation avec "le concept abstrait de territoire". Après des réflexions sur la frontière, cet espace "absolument tautologique" , il revient ce mois-ci avec un texte intitulé garnitures qui continue d’interroger son lien au territoire.
Maintenant nous rentrons, et dans la bouche j’ai le goût un peu acidulé d’une impression : comment ouvrir une carte et dessiner des frontières, les remplir de matériaux, et désigner l’étendue, comment faire ? J’ai le goût aussi — mais peut-être est-ce le même sentiment — de qui s’est construit une fiction et, la tâche accomplie, s’apprête à l’abandonner. Peut-être, je me dis, peut-être que le seul intérêt de bâtir une maison, c’est l’intime conviction qu’il faudra la quitter.
Non sans résonance avec les questions posées par Benoît Vincent, Jean-Marie Barnaud - qui en est au 72e chapitre de sa « déstabilisation de Monsieur Jourdain » - reprend la notion de frontière chez Hélène Cixous. Dans Ayaï ! Le cri de la littérature celle-ci rappelle que, comme Kafka, c’est sur celle qui se situe "entre la solitude et la vie en commun" qu’elle écrit. Avec Cixous, mais aussi avec les auteurs qui l’accompagnent depuis longtemps - Deleuze, Derrida et Kafka - J.M. Barnaud interroge le pouvoir de la littérature dans son rapport aux vivants et aux morts.
Ça ne pense qu’à ça, la littérature : à remuer les cendres, à refaire avec des mots des phrases inouïes, à ressusciter, à ranimer les feux.
Répéter, dit-il encore, poursuivant sa lecture de Cixous :
Voici, de siècle en siècle, la répétition des mêmes épreuves, des mêmes drames, des mêmes joies. Cette répétition à quoi se vouent l’art et la littérature, Hélène Cixous la nomme « transmigration ». Les voix anciennes nous habitent, se confondent avec nos voix, ce qui fait que « l’auteur est légion » et que, même, « la littérature commence où on ne sait plus qui écrit »...
Quatre chansons
Chaque semaine Fabienne Swiatly choisit pour nous un extrait de chanson qu’elle accompagne d’une photo. Difficile de dire ce que nous aurons préféré entre Le p’tit bonheur et Résiste !
Deux fois le même
Parler d’un même livre en choisissant deux angles différents pour tenter de mieux en saisir le propos, c’est ce que fait José Morel Cinq-Mars avec Le mal que l’on se fait de Christophe Fourvel. De son côté, Dominique Dussidour nous conduit sur les traces d’August, personnage apparu deux fois à trente-cinq ans d’intervalle dans l’œuvre de Christa Wolf. Belle leçon sur la façon dont un même personnage peut servir différemment le projet de son créateur.
...pendant l’été 2011, Christa Wolf retourne vers les pages déjà lointaines du sanatorium. Elle cherche à comprendre de quel récit de ces années-là dispose maintenant sa mémoire. Certaines choses n’ont pas changé : la doctoresse célibataire qui invite ses collègues des villages voisins à boire et à chanter chez elle ; le pari qu’on ira, à minuit, toucher les pieds du mort exposé dans la chapelle. Mais d’autres se sont recomposées selon un point de vue qui n’est plus le sien, la source autobiographique, déjà présente dans Trame d’enfance, empruntant désormais la vie et la voix d’un personnage jusque-là resté discret, August.
Les multiples du Général
Si vous ne connaissez pas encore le Général Instin rendez-vous là pour apprendre comment d’une rencontre inopinée dans un cimetière est né un projet collectif et transdisciplinaire dont les ramifications ne cessent de s’étendre.
Et pourquoi pas entrer dans cet univers en écoutant la retransmission de la rencontre Instin-Textopoly du 13 février dernier ? Où on en apprend de belles sur le Général, sa vie et ses exploits.
Double hommage à Pierre Garnier
Laurent Grisel mêle sa voix à celle de Jean-Louis Rambour pour rendre hommage au poète Pierre Garnier décédé le premier février dernier et pour introduire à son œuvre. Il présente ce qui lui paraît être son chant le plus personnel, celui de l’ensemble formé par trois livres publiés en édition bilingue allemand-français : Car nous vivons et mourons si peu (Une chronique), L’immaculée conception (Litanie) et Viola tricolor (Poèmes). Prémonitoire, la dernière suite de Viola tricolor évoque le vieux poète :
il y a bien longtemps que la mort est venue, pense-t-il
et il palpe ses osplus tard il atteint ce pays
où il n’y a que l’être
où on ne distingue pas la primevère de l’homme
où c’est à nouveau le cielil regarde une fois encore la louve
qui à petits pas de soldate
traverse la route
Enfin, se dire deux fois au revoir
D’abord suivre l’invitation de Rachel Blau Duplessis :
Ressusciter
Les alliances qui sont
Recevables
En fabriquer de
Généreuses et laïques
Et à partir de là s’occuper
Des maux d’un monde incapable de pitié,
Ses ravages, ses injustices :
Tel est l’agenda qu’il nous faut tenir.
Puis emprunter le camping-car d’Edith Msika qui roulera sur « de petites routes silencieuses, précises comme des dictionnaires »...