10 – Rêve de Sabine, 40 ans

Cette fois-ci l’ascenseur ne file pas à l’horizontale comme à l’accoutumée, mais vers le bas, à toute vitesse, comme s’il tombait. Nous ne voyageons pas dans le temps mais vers la lumière du soleil. Aujourd’hui, j’ai décidé de t’emmener au cinéma. Tu n’y es jamais allé, au théâtre non plus d’ailleurs. Je t’explique que dans certaines salles de cinéma, les sièges sont rouges et aussi confortables qu’au théâtre. Nous y sommes. Il faut en faire le tour pour trouver des places assises. Nous tournons et tournons sans fin, autour d’immenses disques épais de pierre blanche, la pierre blanche de Jérusalem qui reflète le soleil et nous aveugle. Ces disques ressemblent à des fromages de chèvre géants et servent de plateformes sur lesquelles les spectateurs sont assis. Un disque en cache un autre, ils sont disposés les uns au-dessus des autres et un petit escalier les relie. Nous montons en spirale, comme si nous étions à l’intérieur d’une coquille d’escargot géante. Je suis aussi étonnée que toi de constater qu’il n’y a pas de sièges, que les gens sont assis à même la pierre. Toujours pas de place libre, il nous faut continuer à monter en tournant, comme si nous étions en voiture dans un parking souterrain. Nous débouchons sur la dernière plateforme. Le spectacle va commencer. Je ne puis dire si ce sera un film ou une représentation théâtrale. La lumière est violente. Elle émane du centre du disque, qui semble vide, alors que des personnes aux bras chargés y courent. Elles sont happées par la lumière et disparaissent. Il n’y a pas d’autre solution que de nous asseoir là où nous nous trouvons. Les personnes qui courent vers la lumière sont des artistes qui portent leurs œuvres à bout de bras. Je comprends que le spectacle consiste à les regarder se faire dévorer par la critique. Homo homini lupus. Les artistes se jettent éperdument dans l’arène de la critique, un sourire niais ou suffisant les devançant. Une jeune femme aux boucles blondes trébuche sur mon pied droit et sa sculpture lui échappe. Rouge et en sueur, elle ramasse le cou aussi mince qu’une tige, tandis que la tête roule. Avec adresse, elle se penche et enfile le cou dans la tête, comme si elle jouait au bilboquet. Elle retourne là d’où elle venait en courant, sûrement pour recoller la tête. Je suis navrée et j’essaie de rentrer mon long pied mais celui-ci, curieux et farceur, n’en fait qu’à sa tête et rue. À moins qu’il ne tente de sauver autant d’artistes qu’il peut... Ton visage affiche une expression d’épouvante. Je crois que tu as peur que je te donne en pâture, vu que c’est moi qui t’ai créé.

Sabine

4 avril 2013
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