Dans un train pour Moscou, 04 | Guillaume Jan & Djounta

DANS UN TRAIN POUR MOSCOU
22h15

José, 43 ans
Marie-Jo, 24 ans

José

Elle était venue me voir trois fois à Odessa, des jours de semaine puisqu’elle avait ses représentations le samedi. Elle venait me chercher à l’ambassade et je l’emmenais à la station balnéaire, nous avions la plage pour nous seuls et cette pièce sans lit mais avec un balcon qui donnait SUR la mer. Nous faisions l’amour sur une voile pliée en dix, puis nous écoutions les mouettes. Elle me demandait : Tu es heureux, José ? Elle me disait qu’elle était heureuse.
Par la fenêtre de la voiture-restaurant, je regarde la nuit tomber sur la steppe. Toutes les autres tables se sont vidées avant la frontière, il n’y a plus personne sur les banquettes en velours vert, même le steward s’est évaporé.

Marie-Jo

J’ai faim, ils ne servent que du goulasch, j’overdose. Déjà que je me rends à Moscou pour voir ma babouchka et qu’elle m’en prépare deux fois par semaine ! À cette allure, je vais me transformer en bœuf Stroganoff. N’y aurait-il pas un distributeur de cochonneries saturées en sucre et matières grasses ? Quand j’étais petite, c’était mon plat préféré, mais depuis qu’elle a Alzheimer, elle me prend pour sa mère.

José

Le train arrivera demain à Moscou. Je lui ai promis dix fois que j’allais venir, mais à chaque fois j’avais une urgence de dernière minute à l’ambassade, une visite officielle, des dossiers à rendre. Je ne sais pas si elle me croyait, je mens tellement mal. Il est 22h15, je ne vais pas réussir à dormir, il me faudrait un autre verre, il y a des bouteilles derrière le comptoir, j’irai tout à l’heure.
Je ne sais pas si elle me croyait, je ne sais pas si elle m’en voudra, je lui dirai que j’arrête les conneries, c’est fini pour de bon. Maintenant, c’est elle qui prendra toute la place. Je lui dirai Viens, reviens me voir, nous retournerons à la station balnéaire comme l’année dernière.

Marie-Jo

En plus, il y a un gros pépé moustachu qui me fixe depuis tout à l’heure, il doit avoir le bide rempli de goulasch. Ou de bières… Pourquoi il me regarde encore ? C’est pas possible d’être aussi insistant. Merde, du coup je rougis, il va penser qu’il m’intéresse. Tiens, il a une jolie montre. Peut-être qu’il a de l’argent. Il n’est pas si moche en fait, pas si vieux non plus.

José

Il fait totalement nuit maintenant, une nuit épaisse, le train ralentit quelques minutes, comme s’il n’était plus sûr de savoir où aller, et quand il reprend son rythme je vois s’ouvrir la porte du restaurant. C’est un jeune homme très mince, ou plutôt non, c’est une femme, tiens. Une jeune. 23 ans, 24 ans au plus. Blonde, très blonde. Elle paraît grande, avec ses bottes à talons et sa veste en jean décorée de faux diamants sur les épaules. J’ai remarqué les diamants puisque, c’est amusant, j’ai vécu quelques mois à Paris avec une Française qui portait la même veste. Marie-Jo, elle s’appelait.
Celle-là doit s’appeler Katarina, oui, elle a une tête à s’appeler Katarina. Elle marche comme une princesse au milieu des tables vides, sans me regarder, les yeux dans le vide comme si elle écoutait de la musique dans sa tête. Elle passe devant moi et se glisse derrière le comptoir, le vieux comptoir verni, genre rustique. Sans hésiter, elle prend une bouteille de vodka. C’est seulement là qu’elle me voit et qu’elle esquisse un sourire, pas pour moi, mais pour elle. Elle prend deux verres.
C’est le 1er juin 2016, j’ai 43 ans, j’ai réussi à me décider à rejoindre Constance, j’ai tracé un trait sur les mensonges, et puis voilà qu’à la première femme fatale, la première Vénus slave, j’imagine une rencontre de cinéma. Elle pose la bouteille sur la table et y glisse ses longues jambes, tout en souplesse, elle me regarde, toujours sans rien dire, elle nous sert deux verres, à ras-bord.J’ai trop bu, j’arrête. Je commence à devenir bizarre.

Marie-Jo

Faut que je sorte d’ici. Dès que je mets le nez dehors, je m’allume une clope, j’ai l’impression d’être en partance pour l’hospice, la croisière ne s’amuse pas du tout pour le coup. Et cette odeur ambiante de goulasch, je vais finir par devenir allergique. Je veux respirer un air différent de celui que respire ce gros porc !

José : Guillaume Jan
Marie-Jo : Djounta (ML 75)

13 juin 2016
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