IV. Zig et Zag dans la palmeraie

Pons avait bien tenté d’apprivoiser cette panique instinctive et inattendue, essayant de s’habituer peu à peu au commerce de l’art dans d’obscures salles de vente de sous-préfectures qu’il espérait moins intimidantes, mais rien n’y avait fait ; même à La Flèche, au fin fond de la Sarthe, il avait frisé le malaise, sentant, plutôt que l’ironie, un poisseux dégoût lui monter aux lèvres alors que ses voisins discutaient comme maquignons des tares ou des beautés d’une estampe d’Antoine van Dyck mise à l’enchère sans générer aucune autre admiration que celle du chiffre. Rien, dans ces lieux où règnent les passions sonnantes et trébuchantes, ne ressemblait au plaisir inestimable qu’il avait découvert durant ses premiers déplacements professionnels en province, à l’été 1964, alors qu’il participait à la longue tournée « RMC - Golf Drouot ». Désœuvré entre les concerts, il avait pris l’habitude de farfouiller chez les brocanteurs et les marchands d’occasion plutôt que de traîner dans les cafés de centre ville avec ses amis musiciens, au risque d’y éprouver une fois de plus le regard apitoyé des lectrices locales de Salut les copains ! qui ne tardaient jamais à venir papillonner autour d’eux. Certes, en ces années où toutes se voulaient « dans le vent », la plupart évitaient de renvoyer un jeune et brillant chanteur à sa laideur, certaines allant même jusqu’à louer la puissante originalité de son apparence, mais sans vouloir zoomer plus avant - un remake de La Belle et la Bête, très peu pour elles.
De toute façon, ce pur amateur s’était juré dès ses premières acquisitions de n’empiéter jamais sur le terrain des marchands, et moins encore pour revendre ; une fois entrée dans son sanctuaire, chaque œuvre se voyait cataloguée pour n’en plus jamais sortir, serait-ce au bénéfice d’un nouvel achat. Alors qu’il avait commencé dès 1967 de répertorier ses trésors, qui atteignaient en novembre 2010 au chiffre magique de 888, les premiers numéros n’avaient jamais été détrônés, quoique leur valeur au regard de l’ensemble soit devenue dérisoire. Comme des amours d’adolescence, ces acquisitions de néophyte conservaient à ses yeux une saveur que ne mesurerait jamais la cote des sites spécialisés, dont Fernand Pons n’avait que faire lorsqu’il ressortait ses trois premières pièces pour s’en gorger à nouveau : un tirage de tête du Traité du verbe de René Ghil, précédé par le célèbre « Avant-dire » de Stéphane Mallarmé (« Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet »), l’un des 567 exemplaires numérotés du recueil Alcools d’Apollinaire, paru au Mercure de France en 1913, ou encore l’édition rare et doublement dédicacée de Cavaliers d’ombre, de la poétesse Geneviève Laporte, illustré par sept planches de Pablo Picasso.
Cavaliers d’ombre, s’il s’en souvenait ! Quelle nostalgie... son âge d’or ! Il l’avait déniché le 14 août 64, dans une petite boutique obscure des confins de Bordeaux, un bric-à-brac d’antiquités sans valeur tenu par un vieil homme aux yeux de binoclard, la barbe taillée façon IIIe République, qui venait d’acheter toute une bibliothèque à de riches héritiers du vignoble, et d’une inspection trop rapide n’y avait vu que des romans sans intérêt, qu’il espérait écouler 10 francs l’un. Débusquer pareil joyau au milieu d’un tel fatras de livres sans lumière, puis tourner la page, et découvrir la signature inimitable du sorcier de Vallauris, c’était tout juste à tomber raide - mais cette montée d’adrénaline, aussitôt, qui vous relevait plus droit que jamais cette merveille entre les doigts ! Par un savoir instinctif dont jusqu’alors il ignorait tout, Pons avait su dissimuler son excitation, reposer le livre au contraire, s’emparer d’un autre volume, puis deux, puis trois, avant de retrouver l’objet convoité pour le glisser entre les romans à deux sous et se diriger tranquille vers la caisse, faire mine de marchander en ne montrant que la tranche des ouvrages, allons, vous m’en laisserez bien quatre pour le prix de trois, tendre déjà ses billets et sortir, enfin, sortir en maîtrisant son pas avant de s’envoler au premier coin de rue, les pieds ailés, voler vers la chambre d’hôtel où déguster cette pièce unique qui n’attendait donc que lui, pour 30 francs, lui, le roi du monde !
J’aime à imaginer comment le musicien a pu souvent y revenir, au secret de son appartement, manipulant Cavaliers d’ombre exactement comme il faisait des trésors acquis depuis, le manipulant même avec un excès de tendresse, de ces tendresses qu’ont certaines vieilles personnes pour la mauvaise photo d’un être vaguement aimé à 16 ans, mais dont le regard aussi flou soit-il contient toute l’illusion de leur jeunesse. La couverture, somptueuse il est vrai, devait suffire à le précipiter au temps où la passion l’avait mordu pour ne plus jamais le lâcher, certains jours le tenailler au contraire, le rappeler à l’ordre du désir, comme toutes les obsessions qui ne soulagent de leur emprise qu’à l’instant rare et précieux d’une jouissance éphémère. L’adrénaline ! En voilà une qui ne l’avait jamais abandonné, au fur et à mesure qu’il devenait plus savant, mais qu’il s’appauvrissait, ne s’en montrant que plus exigeant, à part lui - en novembre 2010, alors qu’il hésitait devant chaque trouvaille potentielle à franchir ce palier magique des 888 œuvres répertoriées dans son grand livre noir et or (car enfin, quoi, après ? mille et une, mille et trois ?), il n’aurait pas jeté un œil sur une esquisse de plus de cent euros, l’aurait-il devinée de Braque ou de Léger.
Sans doute a-t-il toujours existé des collectionneurs aussi secrets, qui fuient les marchands d’art comme la mort, que nul, pas même les spécialistes, ne connaissent de vue ou de nom, jusqu’à ce qu’une vente provoquée par des héritiers avides de liquidités ou une exposition testamentaire ne révèle l’étendue de leurs découvertes. Mais au degré extrême auquel Pons aura vécu cette passion, je ne vois que Christian Adrien pour lui être comparé, tant il existe de ressemblances dans les manières et les moyens mis en œuvre par ces deux collectionneurs sans fortune de départ : s’il a surgi comme une comète dans l’actualité de l’art ce printemps, c’est que nul ne connaissait Christian Adrien, qui n’a jamais acheté une seule œuvre aux enchères ou chez un antiquaire réputé, avant qu’il propose au musée de Rennes d’exposer une centaine de ses plus belles trouvailles, en mars 2102, dévoilant une collection de dessins classiques à faire rougir le conservateur du cabinet des estampes du Louvre et dont personne n’aurait pu soupçonner l’existence, puisque la plupart sont inédits. Qu’ils se soient révélés l’œuvre de Rubens, Poussin, Boucher ou Charles Antoine Coypel (un somptueux Pèlerin d’Emmaüs, pierre noire et craie blanche de 45 sur 30 centimètres), on peine à le croire, mais de fait ces chefs-d’œuvre ont tous été débusqués chez de modestes brocanteurs de province, voire au hasard des braderies locales, ce qui a permis à Christian Adrien d’affirmer à Ouest France, le jour du vernissage, qu’il est au fond l’inventeur de chacun d’eux, voire, pour reprendre son expression que l’on pourrait difficilement imaginer plus explicite, qu’il en est « le géniteur ». Pons aussi, maintes fois, devant une gravure anonyme, a fait preuve de cet art fulgurant de l’intuition qui élève certains collectionneurs, sinon au rang d’artistes, à tout le moins dans le cercle très restreint des génies de l’empathie, ceux qui savent s’ouvrir sans barrage aucun à l’admiration, la seule faculté par laquelle l’homme prosaïque peut atteindre à la plénitude d’une joie poétique véritable.
De fait, et alors même que les plus connus des marchands parisiens n’avaient jusqu’ici jamais entendu parler ni de l’un, ni de l’autre, voilà longtemps qu’Adrien connaît le nom de Pons, quand Pons a de longue date identifié Adrien comme l’un de ses concurrents les plus sérieux dans la course au panthéon des collectionneurs. Souvent moqués par leur entourage tant qu’ils sont anonymes, ces collectionneurs qui repartent sans cesse le nez à la piste sur la trace de chefs-d’œuvre inconnus, comme le chien truffier frétillant à l’ouverture de la saison, ont l’étrange faculté de se reconnaître entre eux. Sans doute en va-t-il de même avec toutes les formes d’obsession : cocaïnomanes, escrocs de haut vol, clients de prostituées incapables de passer une soirée de solitude sans y courir, il semble bien que ceux qui partagent un vice identique se devinent toujours au premier regard, lorsqu’ils se croisent en chasse, éprouvant aussitôt un étrange mélange de panique (je suis deviné !) et d’amour fou (il est pareil à moi !), s’ils préfèrent détourner le regard par crainte d’être identifiés. C’est qu’à ce type de collectionneurs il faut impérativement rester anonyme pour ne pas voir les sourires devenir ambivalents et les prix s’envoler à leur approche ; il leur faut, non seulement ne pas payer de mine, porter comme Pons les vêtements surannés d’un homme qui n’a plus les moyens de renouveler sa riche garde-robe d’autrefois, mais plus encore rester inconnus au bataillon des amateurs. Bref, il leur faut se conduire aux antipodes de ces m’as-tu-vu qui font savoir par voie de presse la moindre de leurs acquisitions, dans l’espoir de faire ainsi monter la cote des artistes sur lesquels ils viennent d’investir et dont le nom compte infiniment plus que le talent, de ces flambeurs qui, pour tout dire, semblent à un Pons, un Adrien, d’affreux mercenaires venus d’une autre planète, androïdes insensibles aux deux véritables plaisirs du collectionneur authentique, celui qui y investit non seulement toute sa fortune mais aussi toute son énergie et, pour dire les choses clairement et sans parabole, y mobilise sa puissance libidinale tout entière. C’est que ces deux plaisirs successifs ont la capacité de se conjuguer pour mêler, exactement comme la passion érotique ou le geste artistique, l’instinct animal et le plus élevé des sentiments, la joie esthétique. Le premier plaisir du collectionneur relève en effet de la chasse autant que du poker, lorsque le cœur s’emballe à reconnaître le coup de crayon d’un maître dans le vieux cadre transmis de génération en génération, qu’il s’agit d’aborder le vendeur à contre-jour et savoir, en somme, feindre un calme et une indifférence dignes de la lionne se plaçant sous le vent à l’approche de sa proie. L’autre plaisir du maniaque de la collection est plus solitaire encore. D’une certaine manière on peut dire qu’il relève d’une forme de perversion, quand il est provoqué par le désir de s’enfermer seul au milieu de chefs-d’œuvre inaccessibles aux autres, d’y goûter avec l’œil d’un amant rassuré et comblé, celui qui prétend abreuver seul l’être aimé dans une prison dorée, et, paradoxe de la passion, lui répète inlassablement son amour tout en le privant de tout regard d’autrui, ces regards du quotidien, insistants ou éphémères, qui sont au développement de l’existence humaine ce qu’est la lumière à la photosynthèse.
Pas plus que mon ami Hubert, je ne savais rien de tout cela, quittant le café de Flore, mais ma curiosité était telle que, le soir même, je faisais chou blanc sur l’internet. Google ne laisse en effet rien apparaître de l’ancienne vie de Fernand Pons et ignore encore, à ce jour, son œuvre de collectionneur, si ce n’est peut-être au fin fond des 1300 résultats annoncés dont les cent premiers, en tout cas, se sont tous révélés de fausses pistes : celui que j’y cherche régulièrement n’est que l’homonyme introuvable du membre de Copains d’avant ayant fréquenté l’école des filles du Chemin à Fontainebleau, ou du vice-président de la coopérative des propriétaires sylviculteurs de l’Ariège dont Google me signale à plaisir le moindre déplacement. Sa carrière est trop ancienne, sans doute, pour avoir laissé des traces dans la mémoire fabuleuse mais pas encore exhaustive de l’internet. J’en étais resté là quand, par le plus grand des hasards, je me suis surpris quelques jours plus tard à repenser au spectre du boulevard Saint-Germain en passant devant le rayon des CD de chez Gibert Jeune. Disons que j’ai donné un léger coup de pouce au hasard sous la forme d’une inspection en règle des bacs, de tous les bacs, ce qui, non sans peine, m’a permis d’y dégotter enfin une trace de l’existence réelle du cousin de Cécile Camusot : son nom figurait deux fois sur la couverture d’une compilation de « cent tubes des années 60 » en cinq CD, de ces compilations au prix dérisoire que les grandes firmes, en l’occurrence Universal Licensing Music, composent en raclant les vieux chaudrons dont on a extrait les tubes d’antan pour en tirer un dernier bénéfice. C’est sur le CD n° 3, entre Daniel Moreno (Brigitte Bardot, Bardot !) et Michel Delpech (Chez Laurette) que j’ai trouvé Heureux comme un saltimbanque en France, daté de 1966, tandis qu’un autre succès de Pons lancé à l’automne 68, le prémonitoire Zig et Zag dans la palmeraie, côtoyait Pascal Danel (La plage aux romantiques) et le stupéfiant Les petits boudins de Dominique Walter, sur le CD n° 5. Je dis stupéfiant, parce que je n’avais jamais entendu cette chanson non plus, du moins je n’en avais pas le moindre souvenir, alors que les paroles écrites par Serge Gainsbourg en 1967 sont d’une grandiose ineptie : « Les petits boudins / Les petits boudins / C’est facile et ça n’engage à rien / Les petits boudins / Au départ c’est rien qu’une petite gourde / Un petit boudin / Il suffit d’un rien / Et ça devient / Un petit boudin / Un petit boudin / Ça n’sait pas dire non / C’est ça qu’j’aime bien / Chez les p’tits boudins / Ça ne pose pas d’questions / Ça n’mange pas d’pain / Les petits boudins… »
Mais, je m’égare. Il faut dire que je réécoute en boucle ces CD, ces derniers jours. Surtout le quatrième, de loin le meilleur, avec Déshabillez-moi, de Juliette Greco, et puis Le jazz et la java de Claude Nougaro ou encore Sous le soleil exactement, d’Anna Karina. C’est fou, d’ailleurs, comme la chanson peut rendre nostalgique. Est-ce que c’est moi, du fait que cette décennie est celle de ma petite enfance, j’avais six ans en 68, ou est-ce que vraiment ces années yéyé ont une fraîcheur toute particulière, un goût de l’insouciance, d’un quotidien porteur, malgré les tensions de la guerre froide, d’un avenir heureux ? Je dois reconnaître que les deux morceaux de Pons s’inscrivent joliment dans cette frivolité fébrile d’une France qui s’ennuie comme un enfant, sans mesurer la chance qu’il en a.