La fusillade sur une plage d’Allemagne (ouverture)

A SPLENDID TIME
PREMIÈRE PRISE : WERNER

1 – Le film de leur premier été àCuxhaven.

Le visage d’Inge prend bien la lumière, pense Werner. Les garçons aussi : ils se pourchassent, un peu plus bas sur la plage, tout petits, serrés dans leurs maillots de bain, ils sont photogéniques, tu ne trouves pas, alors que le plus petit des enfants est pourchassé hors de l’eau, un peu plus haut sur le sable, Werner filme la séquence avec le camescope, on dirait que la lumière du soleil les rend plus scintillants et vifs.

2 – A splendid time is guaranteed for all.

1 – Werner filme la séquence puis revient sur Inge allongée sur sa serviette de plage. Les seins nus, une jambe repliée. Un bimoteur amorce une traversée du ciel. Les lunettes noires lui font des yeux indiscernables, se dit Werner. C’est si beau, non, de garder une marque. Une trace indélébile.

2 – Une série de photogrammes de Jon et Eckbert dans leur canot pneumatique.

1 – Une séquence où Eckbert et Jon se pourchassent sur le sable.

2 – Le corps d’Inge qui prend la lumière.

1 – Le ciel INTERNATIONAL KLEIN BLUE.

2 – Photogénique.

1 – La mer étale.

2 – Photosensible.

1 – La plage pleine de corps.

2 – Plus désirable encore en plan rapproché.

1 – A splendid time is guaranteed for all, pense Werner. Cette seconde est parfaite. Où que l’on regarde, tu ne trouves pas, imperfectible. C’est le calme absolu sur la mer étale comme au ciel. Des adolescents en bonne santé jouent au beach volley ou àla balle au prisonnier les cheveux dans les yeux. Tous en bermuda hawaïen. Les plus jeunes sont en slip de bain comme Jon et Eckbert et ils se jettent du sable ou creusent des fosses ou s’enterrent et pour une fois, pour une fois…

2 – Tout le monde a l’air heureux.

1 – Le bimoteur sort du cadre. C’est si beau, non, de garder une trace de tout ça. Les plus jeunes font des batailles d’eau ou de sable et les cerfs-volants virevoltent assez haut dans les airs ou descendent en piqué pour frôler les dunes. Les corps prennent la lumière en toute quiétude. Loin des violences. Loin des drames. Certaines femmes ont les seins nus et pour une fois…

2 – La beauté d’Inge est imperfectible.

1 – Werner revient sur elle allongée sur la serviette de plage. Les jambes croisées, une main sur le front. On dirait que ses yeux indiscernables fixent un point hors du monde. Une femme momentanément sans regard, se dit Werner.

2 – Au calme.

1 – Plan fixe.

2 – Retirée en elle-même.

1 – Plongée.

2 – Réconciliée.

1 – Contre-plongée.

2 – Les yeux coupés du monde.

1 – Caméra subjective.

2 – Sans défenses.

1 – D’une beauté provisoirement imperfectible.

2 – Indélébile.

1 – Cible des mouvements de caméra imaginaires de Werner.

2 – Inge en plan rapproché.

1 – En contre-plongée.

2 – En plongée.

1 – En plan fixe.

2 – Cette putain de seconde est parfaite.

1 – Tout comme la précédente, se dit Werner.

2 – Et celle qui va suivre.

3 – Sauf que.
A splendid time is not guaranteed for all.

2 – Ah.

Pause.

3 – Tout allait bien.

2 – Et ?

Pause.

3 – Tout allait bien.

Eckbert regardait Jon plonger et revenir en crawl. Comme une séquence vidéo montée en boucle. Jon se hisse ruisselant d’eau de mer dans le bateau gonflable et repique une tête. Jon se hisse ruisselant d’eau de mer et repique une tête. Ensuite, Eckbert panique. Jon ne revient pas. Eckbert regarde dans l’eau. Il voudrait alerter Inge qui prend un vrai bain de lumière assez haut sur le sable sec. Mais il est pétrifié, Eckbert. Il réfléchit. C’est comme une lumière trop vive qui le paralyse.

1 – Eckbert a sept ans et Jon en a onze.

3 – Il voudrait improviser un signal de détresse. Sauver Jon. D’où est-ce qu’elle sort, pense Eckbert, si vive ? Sauver Jon, c’est ce qu’il aimerait le plus au monde. Alerter Inge. Alerter Werner. Alerter n’importe qui sur la plage. Allumer la mèche et faire de son corps une fusée de détresse sifflante dans l’air.

1 – Mais il y a cette lumière trop vive pour lui.

3 – Comme une fusée aveuglante.

1 – Qui le prend avec elle dans sa fixité.

3 – Rassurante.

1 – Le tranquillise.

3 – Parce que la lumière cache une terreur si vive. La terreur que Jon ne reparaisse jamais. Il ne sait plus ce qu’il voudrait le plus au monde, Eckbert. Il réfléchit. Il réfléchit àce qui se trouve sous la lumière.

1 – Non.

3 – Ne fais pas ça, Eckbert. Tu n’aimerais pas que les choses s’aggravent. Tu veux que tout aille bien, n’est-ce pas ? Il ne faut pas, Eckbert, p’tit bonhomme. Ne regarde pas sous la lumière.

1 – Voir leur terreur tue les petits garçons sur le coup, Eckbert.

3 – Reste àla surface, Eckbert, p’tit bonhomme.
Ne va pas voir sous la lumière.

Pause.

2 – Sauf que.

Noir.

27 août 2012
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