Marie-Claire par Sylvain Tallon

Personne ne lui en parlait, mais cela faisait un moment qu’elle avait compris qu’elle pouvait, elle aussi, avoir son propre animal de compagnie. Cela lui faisait une belle jambe de savoir que Pipo, le chien qu’elle avait toujours connu dans son enfance, était au ciel, qu’il était mort parce que trop vieux trop malade, et qu’on mettait une bougie pour lui à chaque fois que l’on passait devant une église. Cela ne suffisait pas. Alors, là, elle s’est lancée : l’animalerie était là, sur le bord de la route des vacances. Ses parents n’ont pas eu le choix (enfin, si, mais bon). Il y en avait encore pour neuf heures de voiture et on ne savait même pas comment on allait le ramener, coincé dans son carton à trous, entre la valise noire et la trottinette rose. Ce qui est sûr, c’est qu’elle l’a tout de suite trouvé mignon, ce petit chiot blanc court sur pattes.

Elle a hésité un peu avant de l’envoyer, d’appuyer sur « Envoi ». Bim. Ça y est, c’était fait. L’attente absurde, à trois heures du matin, d’une réponse à un message tout aussi absurde : « J’ai rêvé de toi, à l’instant. Tu étais en couche-culotte. Bizarre, non… » Elle devait partager ça, sans raison, sans honte aucune, pour ne pas le garder pour elle. La réponse d’Antoine n’a pas tardé : un simple smiley libérateur…

Cette sensation désagréable s’accélère avec le rythme du train. Le mec assis en face la mate ouvertement. Il pourrait être son père, doit avoir une femme et des enfants… qui ont peut-être même son âge. Elle est seule dans le wagon, la prochaine station est à l’autre bout de la Terre, quand il lui demande si elle a déjà fait ça avec un homme mûr, un vrai. Il continue à lui parler, sans bouger, comme s’il s’agissait de la discussion la plus banale du monde. Elle garde les yeux dehors, à travers la vitre. À l’approche du quai, le dégoût l’emporte sur la peur.

Tout cela était très solennel. Sa mère l’a faite asseoir devant elle, sur le canapé du salon. Comme elle le fait à chaque fois pour annoncer les grandes décisions, elle a pris son air grave, a dit que c’était important et qu’elle était assez grande pour comprendre. Culture, traditions, ancêtres, au-delà, esprit… Les mots se sont mélangés pour ne former qu’une masse informe. Puis, d’un coup, le silence ; sa mère lui a remis un grand vêtement, sorti d’un sac en cuir rouge. « Il s’agit du pagne funéraire de ton grand-père, mon père. Il est à toi maintenant, ma fille. » C’était il y a quatre ans, et elle n’a toujours pas compris pourquoi sa mère lui a fait ce cadeau-là. Il est rangé dans son armoire, tout en haut, bien plié.

Était-ce de l’indifférence ou du mépris de la part de la conseillère d’orientation ? Ce jour-là, le proviseur était aussi présent dans le bureau, et c’est lui qui lui a annoncé. La conseillère au regard fuyant n’en a même pas eu le courage. « Le lycée professionnel sera parfait pour vous. Vous aurez un métier à la sortie. » Elle n’écoutait plus la suite, les murs du bureau avaient volé en éclat. Derrière, des lignes à perte de vue, des paysages, des lignes droites, des courbes, des vallons et des crêtes… Elle, elle veut être géomètre.

Cette envie a grandi en elle en même temps que ce vide à l’intérieur. Elle avait déjà tout entendu sur lui, ce père biologique fantomatique. Les pires choses, mais aussi de belles choses. Toutes ces choses ne formant qu’un grand mystère… Un jour, peut-être qu’elle trouvera le courage de le contacter. D’abord juste pour entendre sa voix, être sûr qu’il existe vraiment. Ensuite pour le connaître, un peu. L’envie est là, déjà, mais pas la force, encore.

Ça allait bientôt être à son tour. Chacun avait, avec beaucoup de fierté, mis sur la table sa plus belle compétence, un truc qui impressionnait, comme savoir faire du feu, parler vietnamien (en même temps, ses parents sont Vietnamiens), réparer un ordinateur, danser le tango… Et elle, que savait-elle faire ? C’était son tour, tout le monde avait les yeux tournés vers elle : « Ben, moi, je sais aboyer… Mais ça ne sert à rien ». Ça a bien fait marrer tout le monde, ça a rendu le truc moins inutile.

C’était sa décision. Elle avait pourtant un job, pas bien intéressant …“ et sans aucun rapport avec son bac pro …“, mais tout le monde lui disait que, forcément, après sept CDD d’affilée, on allait bien lui faire un CDI. Sa lettre de démission, elle lui a remis en mains propres, juste pour voir sa tronche. Ce fut le jackpot : son boss lui a pris son badge, à essayer de le déchirer (mais comme il était en plastique, il s’est ridiculement acharné dessus sans résultat) avant de le balancer dans la corbeille. Oui, elle allait reprendre ses études, pour elle, pas parce qu’on lui disait qu’il le fallait. La peur se mêlait à l’excitation... Et il ne restait finalement qu’un immense sentiment de joie.

Sylvain Tallon

11 juillet 2016
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