Monter au front comme une fièvre

Octobre 2013

cœur de cible
peu de mots suffisent
parfois c’est une phrase

« Je suis assez mal portant, vis dans un trou perdu entre des chicots d’arbres calcinés, et, périodiquement une sorte d’obus se traîne, parabolique, et tousse.  »

Son auteur a 23 ans. Il est embarqué depuis trois ans dans l’une des pires tragédies de l’Histoire. Blessé àquatre reprises au front depuis 1915, décoré de la médaille militaire pour son courage, il est désormais attaché àun officier américain en zone de combat. Nous sommes le 5 mai 1918, il écrit àAndré Breton.

« Je l’ai échappé d’assez peu àcette dernière retraite – Mais j’objecte àêtre tué en temps de guerre – Je passe la plus grande partie de mes journées àme promener àdes endroits indus, d’où je vois les beaux éclatements – et quand je suis àl’arrière, souvent, dans la maison publique, où j’aime àprendre mes repas, - C’est assez lamentable – mais qu’y faire ?  »

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Le coup de foudre a été immédiat et l’éblouissement n’a jamais cessé depuis que j’ai reçu ces lettres, plus de soixante-dix ans après leur envoi. Saisi par la modernité de l’écriture qui ne date qu’en de très rares endroits, stupéfait par le ton ultra-détaché, je me suis passionné pour la vie de Jacques Vaché, glanant ce qu’on peut trouver comme traces ou témoignages.

Vaché est au front en poète absolu. Il est un jeune homme mobilisé, mais furieusement libre, doté d’un courage dénué de toute boursouflure patriotique ou héroïque. La poésie est une force de la nature, il en est une incarnation phénomène. Il ne poétise pas la guerre, il est la poésie dans la guerre, il l’emporte avec lui et tient tête àl’absurde boucherie.

Il n’oppose aucun lyrisme, aucune exaltation àla machine de destruction massive, mais « un air sec, un peu  » et une redoutable entreprise de désacralisation des symboles et croyances àl’œuvre parmi les hommes.

Il est le bel indifférent àla guerre
Il tombe des hallebardes depuis Jupiter
Comment vaincre l’ennui ?

Il y a une grande jubilation àlire et relire les lettres de guerre de Jacques Vaché. Sa langue spontanée jaillit par blocs d’improvisation, un peu àla manière des chorus que prendront bientôt les jazzmen. Son emploi très personnel du tiret, au-delàde la ponctuation, évoque des indications de percussions. Vaché recouvre de sa pulse les vacarmes du front. Son écriture sur le fil a la grâce de l’instant. Il y a du funambule en lui, un funambule qui crée un fil au gré de ses pas dans le vide, au-dessus de l’assistance qui retient son souffle par cÅ“ur. Il ne prémédite rien, préférant saisir au vol ce que son esprit cristallise lors d’une pleine syntonie avec ses destinataires, toujours uniques.

Et puis il y a ces nombreux dessins dont le placement insolite dans les pages peut parfois faire penser àceux qu’on griffonne de manière distraite ou automatique sur un coin de feuille, alors qu’on est au téléphone. Mais on voit bientôt les rapports complexes qu’entretiennent les dessins et les mots et surtout, on réalise vite la main exceptionnelle de Vaché, le style de son écriture qui se prolonge dans ses dessins. Ou bien est-ce l’inverse ? En quelques traits, il saisit une allure, un caractère, une situation, une blague. C’est aussi sa part de modernité : cela va vite, cela ne se perd pas en explications ou descriptions interminables.

Lettre de Jacques Vaché àThéodore Fraenkel
(cliquer sur l’image pour l’agrandir).


Les dessins ne sont pas làtant pour illustrer que pour donner le ton. La mise en page montrent qu’ils sont souvent préalables àl’écriture. Dessinant, Vaché installe un climat dans lequel il laisse monter les mots et il se met àécrire quand ça lui chante. La salve terminée, il entame ailleurs dans la page un autre dessin que l’écriture viendra « habiller  » après coup. Ses « collisions flamboyantes de mots rares  » surgissent par blocs.
« Je suis un mosaïste.  »

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Jacques Vaché est un frère d’armes. Artiste sans Å“uvres, poète éclatant, jeune homme idéal. Un cÅ“ur flamboyant et blessé derrière les masques du dédain gracieux ou de la farce. Un siècle est passé et sur bien des points, Vaché demeure une énigme malgré les recherches qu’il a suscitées et les nombreux documents désormais ànotre disposition : des volumes abondamment documentés par Georges Sebbagg et publiés par Jean-Michel Place en 1989 et 1991, au livre de Bertrand Lacarelle, en passant par la médiathèque de Nantes et le site Jack de Nantes.

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En 2003, j’ai évoqué Vaché dans la chanson « Le petit soldat  » qui figure sur l’album de TANGER, « L’Amour Fol  ». Le clip recèle deux dessins extraits de lettres. Un membre de la famille m’adressera un mail pour saluer cet hommage à« oncle Jack  ».





En 2014, Jacques Vaché aura le premier rôle des dreamplays© que je m’apprête àécrire en feuilleton. On reconnaîtra àses côtés, Georg Trakl, Ernst Jünger, Antonin Artaud, Joë Bousquet, Giuseppe Ungaretti et d’autres. J’accumule la documentation, je précise les personnages, je choisis des théâtres d’opération. L’idée d’une publication des fictions àvenir par épisodes, implique d’avoir sous la main ce fonds préalable.

La poésie la guerre.
Le territoire est imposant.
Je cherche une approche collatérale.
Envie de rejoindre les lignes en enfant perdu [1].
Monter au front comme une fièvre.

14 janvier 2014
T T+

[1À l’origine, le terme d’enfant perdu est apparu lors de la guerre de Trente Ans. Il désignait des troupes légères agissant en éclaireurs lors de guerre de campagne ou « petite guerre  » et pour les combats d’escarmouche. Brantôme évoque ainsi le souhait de Guise le Balafré d’avoir dans ses ligueurs « des montagnards et des hommes du midi légers de chair, dispos, bien ingambes, armés de dagues et d’arquebuses légères, fournis en poudre fine et départis en quatre ou cinq bonnes bandes ou quelquefois par escouades ».
En 2009, la bibliothèque municipale de Nantes présente une exposition consacrée aux liens entre Nantes et le surréalisme. Son titre « En Route mauvaise troupe… Allez enfants perdus  », est emprunté àcelui de la revue En Route mauvaise troupe, fondée en 1913 par le groupe des Sârs ou Groupe de Nantes (Jean Sarment, Eugène Hublet, Pierre Bisserié et Jacques Vaché). Un titre qui paraphrasait déjàun vers de Verlaine…