Atelier d’écriture 2

Antoine-Jean Gros, Sapho se précipitant du rocher de Leucade, 1801

Texte de Perrine :

Seule au monde ! Sapho… Les yeux fermés sur ce monde qu’elle abandonne … déjàailleurs… en elle-même…
Elle serre sur son oreille son seul et dernier trésor, au moment de partir pour un futur inconnu, sa lyre !
Sapho quitte tout…À l’heure où la lumière du jour quitte sa terre…
Rien ne sauve d’être belle, il n’est plus temps d’être vue !
Son bras, arrondi tel un serpent, semble déjàtenir sa tête hors de l’eau… Adieu toutes les beautés de ces lieux.
Adieu terre mer et cieux : je ne veux plus regarder quiconque…
J’abandonne tout…même le reflet de moi-même dans ces eaux sombres… Je ne suis déjàplus…
Ne restera que cette masse étrange, noire, lourde, en forme de mère silencieuse ; celle qui t’a mise au monde … et te laisse sombrer…
Libre, belle, célèbre àjamais !


Lecture : l’héroïsme de l’aveu

Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre II (après la mort de Mme de Vercellis chez qui Rousseau est employé comme laquais àTurin)

Que n’ai-je achevé tout ce que j’avais àdire de mon séjour chez madame de Vercellis ! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étais entré.J’en emportai les longs souvenirs du crime et l’insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est encore chargée, et dont l’amer sentiment, loin de s’affaiblir, s’irrite àmesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d’un enfant pà»t avoir des suites aussi cruelles ? C’est de ces suites plus que probables que mon cÅ“ur ne saurait se consoler. J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sà»rement valait beaucoup mieux que moi.

Il est bien difficile que la dissolution d’un ménage n’entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu’il ne s’égare bien des choses : cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjàvieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étaient àma portée ; ce ruban seul me tenta, je le volai ; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c’est Marion qui me l’a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisinière quand, cessant de donner àmanger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoà»ts fins. Non-seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu’on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer ; d’ailleurs bonne fille, sage, et d’une fidélité àtoute épreuve. C’est ce qui surprit quand je la nommai. L’on n’avait guère moins de confiance en moi qu’en elle, et l’on jugea qu’il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir : l’assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban : je la charge effrontément ; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare cÅ“ur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m’apostrophe, m’exhorte àrentrer en moi-même, àne pas déshonorer une fille innocente qui ne m’a jamais fait de mal ; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu’elle m’a donné le ruban. La pauvre fille se mit àpleurer, et ne me dit que ces mots :Ah ! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être àvotre place. Voilàtout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée àmon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d’un côté une audace aussi diabolique, et de l’autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l’on était, on ne se donna pas le temps d’approfondir la chose ; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine ; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.
J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement àse bien placer : elle emportait une imputation cruelle àson honneur de toutes manières. Le vol n’était qu’une bagatelle, mais enfin c’était un vol, et, qui pis est, employé àséduire un jeune garçon : enfin, le mensonge et l’obstination ne laissaient rien àespérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’ai exposée. Qui sait, àson âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter ! Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi !
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s’il n’était commis que d’hier. Tant que j’ai vécu tranquille il m’a moins tourmenté, mais au milieu d’une vie orageuse il m’ôte la plus douce consolation des innocents persécutés : il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin prospère, et s’aigrit dans l’adversité. Cependant je n’ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d’un ami. La plus étroite intimité ne me l’a jamais fait faire àpersonne, pas même àmadame de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avais àme reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu’àce jour sans allégement sur ma conscience ; et je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué àla résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.
J’ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l’on ne trouvera sà»rement pas que j’aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n’exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme àla vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment ; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente àma pensée ; je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire, et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon cÅ“ur fut déchiré ; mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte ; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre : l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence ; et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment. Si l’on m’eà»t laissé revenir àmoi-même, j’aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m’eà»t pris àpart, qu’il m’eà»t dit : Ne perdez pas cette pauvre fille ; si vous êtes coupable, avouez-le-moi ; je me serais jeté àses pieds dans l’instant, j’en suis parfaitement sà»r. Mais on ne fit que m’intimider, quand il fallait me donner du courage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire ; àpeine étais-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l’âge mà»r ; mais ce qui n’est que faiblesse l’est beaucoup moins, et ma faute au fond n’était guère autre chose. Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins àcause du mal en lui-même qu’àcause de celui qu’il a dà» causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aie jamais commis ; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d’honneur dans des occasions difficiles ; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu’ait été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilàce que j’avais àdire sur cet article. Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais.


Lecture : Soi comme héros

Walt Whitman, « Â Excelsior  », in Feuilles d’herbe, 1891-92

Quel est celui qui est allé le plus loin ? Car je voudrais aller plus loin,
Et quel est celui qui a été le plus juste ? Car je voudrais être l’homme le plus juste de la terre,
Et quel est celui qui a été le plus prudent ? Car je voudrais être le plus prudent,
Et quel est celui qui a été le plus heureux ? Ô je crois que c’est moi — je crois que personne n’a jamais été plus heureux que moi,
Et quel est celui qui a tout prodigué ? Car je prodigue sans cesse ce que j’ai de plus précieux,
Et lequel, le plus fier ? Car je crois que j’ai lieu d’être le plus fier fils vivant — car je suis le fils d’une cité où les muscles sont fermes et où les maisons dardent leurs faîtes altiers,
Et lequel, hardi et loyal ? Car je voudrais être le vivant le plus hardi et le plus loyal de l’univers.
Et lequel, bienveillant ? Car je voudrais montrer plus de bienveillance que tous les autres,
Et quel est celui qui a éprouvé l’affection du plus grand nombre d’amis ? Car je sais ce que c’est que d’éprouver l’affection passionnée d’amis nombreux,
Et quel est celui qui possède un corps parfait et énamouré ? Car je ne crois pas que quelqu’un possède un corps plus parfait et plus énamouré que le mien.
Et quel est celui qui pense les plus vastes pensées ? Car je voudrais embrasser ces pensées.
Et quel est celui qui a fait des hymnes àla mesure de la terre ? Car un désir fou me possède jusqu’àl’extase dévorante de faire des hymnes de joie pour la terre entière.


Walt Whitman, « Â Chanson de moi-même  » N° 21, in Feuilles d’herbe, traduit de l’anglais par Jacques Darras

21

Je suis le poète du Corps, je suis le poète de l’Âme,
M’accompagnent les plaisirs du ciel, les plaisirs de l’enfer,
Ceux-làque greffe en moi en quantités accrues, ceux-ci que je traduis dans une langue neuve. 

Je suis le poète de la femme autant que de l’homme,
Je dis qu’il n’est pas moins grand d’être femme que d’être homme,
Je dis qu’il n’a rien de plus grand que d’être la mère de l’homme. 

Je chante le chant de l’orgueil qui dilate,
Assez d’abaissement, assez d’humilité,
Je montre que la croissance est la vraie taille. 

Qui croyez-vous dépasser ? Êtes-vous le Président ?
Pas de quoi pavoiser ! Tout le monde vous rejoindra un jour, vous distancera ! 
Moi je marche aux côtés de la nuit tendre qui descend,
J’appelle la terre, j’appelle la mer àdemi noires. 

Viens plus près nuit aux seins nus, plus près magnétique nuit nourricière !
Nuit des vents du sud, nuit des rares grandes étoiles !
Nuit dodelinante, folle nuit d’été nue. 

Et toi voluptueuse terre aux souffles frais, souris !
Terre des arbres liquides qui sommeillent !
Terre du couchant enfui, terre des montagnes aux cimes de brume !
Terre des déluges vitreux que verse la pleine lune àpeine lisérée de bleu !
Terre des jeux d’ombres et de lumières marquetant le courant du fleuve !
Terre du gris limpide des nuages plus clairs, plus lumineux pour l’amour de moi !
Lointaine terre aux coudes de plongeuse, terre riche en fleurs de pommiers !
Voici venir ton amant, souris ! 

Tu m’as prodigué, donné ton amour, alors je te prodigue le mien !
Mon indicible amour passionné.

28 décembre 2023
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