Des statues avec les yeux ouverts pour quoi ?

Gisante d’Isabelle d’Aragon - @Léa Dasenka


Les histoires ont un début et une fin, mais celle-ci n’a ni début, ni fin.
Ceux qui tentent de trouver le début de cette histoire creusent la terre devant la basilique Saint-Denis avec des pelles et toutes sortes d’outils.
Ils croyaient qu’en creusant à quelques mètres de profondeur, cela serait suffisant.
Mais après plusieurs mois, les voilà avec leurs vêtements couverts de poussière.
Peut-être que le sol les aspirera à un moment donné et les fera descendre plus bas encore, dans une de ces galeries souterraines.
Plus ils extrairont des sarcophages du sol, plus d’autres sarcophages apparaîtront.
Ils creuseront bientôt sous la banque située place du marché, et là aussi ils découvriront des sarcophages.
Les enfants font de la bicyclette juste au-dessus des tombeaux.
Et quand ils auront enlevé tous les sarcophages du sous-sol de la ville de Saint-Denis, il faudra fouiller plus profond encore.
C’est sans fin.
Tentatives d’effacement d’une nécropole ?
Ici, les vivants ont choisi de cohabiter avec les morts.
Le flot de passagers qui sort de la ligne 13 ne s’en doute pas vraiment.
Quoiqu’à certains endroits, le sol penche un peu, comme qui dirait.
Ça bouge là-bas dessous !
Voilà pourquoi certains courent dans le centre ville : non pas pour échapper aux pickpockets, mais pour éviter ces micro-séismes qui font tomber les passants.
Le sol est-il ici une menace ?
Il pourrait prendre sa revanche, se soulever et engloutir ceux qui lui marchent dessus.
Mais pour celui qui veut accéder à la cité souterraine sans être aspiré, il faut s’engouffrer dans la basilique Saint-Denis.
Une fois à l’intérieur, on peut descendre par un simple escalier dans la crypte, premier souterrain de la ville qui donne accès à tous les autres.
C’est sans fin.
Quand on remonte depuis la crypte jusque dans l’église, on s’assoit là près des statues allongées des reines et des rois de France.
Ces statues-là gardent les yeux ouverts.
À vrai dire, cela m’aurait arrangée que les statues aient les yeux fermés.
Encore une histoire sans fin.
Et puis les yeux ouverts pour quoi ? Pour regarder toujours la même chose au-dessus de soi ? Et quand bien même elles attendraient un événement, elles pourraient fermer les yeux, sommeiller.
« Fermez les yeux ! » On leur chuchote à l’oreille.
Aucune réponse, elles n’en font qu’à leur tête.
Il faut patienter auprès de la statue histoire de s’habituer l’un à l’autre.
Le premier jour on s’agite, on pose des questions à la statue :
« Comment vous appelez-vous ? Avez-vous mal quelque part ? Qu’attendez-vous ? Quel jour sommes-nous à votre avis ? Vous m’entendez ? »
Le jour suivant, on essaie de garder les yeux ouverts comme la statue.
Pour faciliter les choses, on peut se scotcher les paupières afin de les maintenir ouvertes.
L’œil se fatigue, les larmes se mettent à couler.
Au passage, un guide demande : « Tout va bien ? »
On répond : « Oui, oui tout va très bien, merci. »
Pas très convaincant.
Les jours suivants, on commence à perdre espoir.
Il faudra beaucoup de temps pour qu’un mot transperce enfin le silence.
Mais un jour, un premier balbutiement arrivera grâce à la patience de tous ceux qui restent auprès des statues.
On pourra aider certaines statues en leur ouvrant la bouche.
D’autres statues recracheront de l’eau ainsi que toutes sortes de liquides avant de pouvoir parler à nouveau.
Dans ce cas-là, on leur tiendra la tête et, à un moment donné, ce premier mot tant attendu arrivera, à peine audible.
« Re-di-tus sum. »
On se rapprochera de la statue : « Qu’a-t-elle dit ? Mais qu’a-t-elle dit ? »
Une foule se formera autour de la statue. Certains diront : « Taisez-vous ! Chut ! On ne l’entend plus ! »
Parfois, la statue ne prononcera qu’un seul mot et plus rien.
D’autres statues émettront tout d’abord des sons incompréhensibles.
Puis un jour, elles parviendront à prononcer un mot.
Les heures passant, les mots s’ajouteront les uns aux autres.
Au bout d’une semaine, elles seront capables de dire une phrase entière à nouveau.
Et nous serons là tels des rapporteurs à leurs côtés, emmitouflés dans des couvertures, jour et nuit, prêts à les accompagner dans ces retrouvailles sans fin avec la parole.

18 octobre 2022
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