La carne de bord > Morceaux choisis _ 4
MORCEAU 4
11 AVRIL — EN PASSANT
Ce qui apparaît dans la honte, c’est l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même. La honte ne révèle pas notre néant, mais la totalité de notre existence.
E. Levinas
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honte sexuelle/honte corporelle/honte morale/honte sociale/honte psychique/honte ontologique
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Le terme « identité » contient une contradiction : il est ce qui est semblable (idem) et ce qui singularise.
Je me sens « impossible comme une girafe ».
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@sara —Dans Google : « girafe+blanche+bosch » = mixeur plongeant ou ponceuse. Moi qui pars de ma honte contrairement à Google qui n’en éprouve pas : girafe+blanche+bosch = jardin + exil > je peux d’un coup te faire le lien avec les deux chroniques suivantes de mon Abécéd’Air !
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J de Jardin.
Je ressors une référence de mon carnet de résidence qui n’est donc pas dans ma chronique mais l’irrigue :
in Passage à l’acte
Si l’expérience du lieu « jardin » engage notre être au monde le plus intime et le plus secret, il engage aussi, désormais, notre rapport au monde, entendu comme espace public et politique et non plus seulement comme lieu de retraite, un lieu réservé et préservé du monde.
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Tant que le jardin est privé, tant qu’il incarne le statut de représentation d’un pouvoir personnel, la figure du roi – qui peut devenir despote, tyran, dictateur –, le lieu et sa symbolique dominent et rendent possible, d’une certaine manière, une expérience collective identificatoire et satisfaisante, ce qui explique que le jardin est « toujours » associé à un domaine et à son propriétaire, qu’il soit grand ou petit maître des lieux. À partir du moment où ce domaine est celui d’un État démocratique, à partir du moment où l’idéal de la société devient égalitaire et veut à tout prix s’incarner réellement, sans médiation, le « jardin » devient un enjeu symbolique d’une autre nature tout en devant encore préserver ce moment de passage entre le domaine privé et le domaine public. La maîtrise de ce passage est donc fondamentale. Qu’en est-il à partir du moment où la figure de pouvoir devient en quelque sorte abstraite, n’est plus figurée et personnifiée dans un personnage clairement identifiable, substantivé et conçu comme une présence pleine ? Qu’en est-il à partir du moment où c’est la loi qui se présente elle-même en tant que loi, de manière abstraite et formelle et si, de plus, cette loi n’est plus divine ou mythique mais se présente explicitement comme humaine et historique ?
Comme le montre Vico dès le début du XVIIe siècle, les forces qui font et transforment le monde sont celles des hommes, ou, du moins, le pouvoir de décision relève des hommes et de la communauté humaine, d’une délibération et, comme le montrera Marx, ils sont le produit de rapports de force, notamment des rapports de classe dont les jardins et les paysages sont très précisément les représentants symboliques, comme le montrent de nombreuses études spécifiques…¯. Mais les symboles qui accompagnaient, vivifiaient et nourrissaient la personnification, se sont autonomisés, ils se suffisent en quelque sorte à eux-mêmes. Ils réclament de la part de leur lecteur un autre effort, un effort plus grand de lecture, un investissement personnel en même temps que l’apprentissage d’une dépossession puisque le lecteur ne peut plus ou plus difficilement s’identifier de manière personnelle. Pour accomplir cet effort d’interprétation, il faut d’une certaine manière plus de culture, plus de références, dans la mesure où le lecteur est abandonné, laissé à lui-même. La question est alors celle de savoir comment concevoir et construire des lieux nouveaux où le plus grand nombre pourrait ou devrait avoir accès à une expérience esthétique équivalente à celle qui est offerte par le jardin. Cette question est parallèle à cette autre posée en Europe au moment du tournant du XIXe siècle, celle de l’acte créateur : la particularité d’un jardin (mais c’est aussi celle de la ville et dans une certaine mesure, celle d’une architecture) est que la personne du créateur s’efface derrière la création, au lieu qu’elle s’affirme dans les autres arts quand ils sont considérés comme majeurs. Elle s’efface d’autant plus que, le plus souvent, il n’y a pas qu’un seul créateur mais une « équipe » et elle s’efface encore d’autant plus qu’en ce qui concerne un jardin, il y a création continuée, appel de décisions et d’interventions, parfois extrêmement importantes, qui ne relèvent plus d’un acte de création dans un sens pur, mais d’un acte d’entretien, mieux encore, d’un acte de perpétuation de la création, engendrant l’idée d’une création continuée, sans origine, dans un temps qui se déploie sous nos yeux. On perçoit et l’on voit poindre là ce qui est devenu aujourd’hui central dans l’art contemporain, particulièrement pour les œuvres qui imitent ce que l’art des jardins produit de manière constitutive, à savoir traiter des matières et des matériaux immédiatement périssables ou soumis à une croissance que les gestes humains doivent accompagner.
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in Le jardin comme rêve éveillé
Le jardin se présente comme un « bloc magique », un lieu de mémoire, où vient s’inscrire et s’écrire un événement, une histoire, personnelle sans doute, mais aussi collective, non seulement dans le présent mais aussi dans le temps et dans l’espace. La masse infiniment plastique incarnée par le jardin implique le travail d’une mise en forme analogue au travail du rêve, un processus d’effectuation qui, du point de vue du conscient, est de l’ordre d’une complète métamorphose du réel, son possible retournement.
Jean-Paul Barbe, Jackie Pigeaud.
Histoires de jardins. Presses Universitaires de France.
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L’Abécéd’Air me contraint à arpenter le lieu de la division de mon être, me contraint à écrire l’opposition entre l’imaginaire sensible (spiritualité) et la conscience politique (héritage familial/lien social). Sans jamais être satisfaite de l’écriture.
Rien ne parvient à fertiliser la faille dans laquelle je me maintiens/je suis maintenue. Et c’est dans cette faille que sont tapis le traumatisme d’enfance et sa progéniture, l’ectoplasme tentaculaire de l’amnésie dissociative.
Je n’ai aucune image des abus subis, juste des sensations.
C’est dans le corps.
Un trouble qui, souvent, semble me dire que je ne m’appartiens pas...
— dans ma petite boîte crânienne de gamine, une seiche séculaire a craché son encre pour me préserver de la réalité. Me permettre de continuer à croître derrière un épais nuage qu’aucun envahisseur ne pouvait franchir.
Ambivalence de la survie : quand le danger est passé, ce qui protégeait devient entrave > je cherche où est mon corps d’enfant, ne le retrouve pas.
J’erre dans l’obscurité.
N’ai accès à aucune image — sauf celles où mon corps et moi sommes à l’école… ou au Jardin. Dans la Maison, je disparais.
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@sara — Ourobouros, la tête/la queue, boucle bouclée > bien avant les confinements covidiens, les confins de la honte.
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La honte est une déchéance intérieure — la possible relève pourrait avoir lieu dans "le" collectif.
Mais lequel ?
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J de Jardin, le roman de la terre, la langue des non-humains, la jubilation des ramages, l’enthousiasme des écorchures.
La naïveté de croire à « l’à côté ».
Un habitacle qui n’était pas celui de mon espèce.
Vendu en 2018, à la mort de la Mère > je garde Jardin en mémoire, en exil, comme une Aborigène.
DreamTime > Rêvance plus que Temps du Rêve.
Ce n’est pas de la nostalgie.
Selon la conception aborigène du monde > chaque événement laisse une trace sur Terre et tout dans la nature découle des actions d’êtres métaphysiques qui créèrent le monde. La signification de certains lieux et de certaines formations naturelles est liée à leur origine dans le temps du rêve. Certains lieux ont donc un « pouvoir de rêve » dans lequel réside le sacré.
Ainsi le passé semble vivre devant nous et n’est plus un poids mais une source d’inspiration. Le présent ne cesse d’être animé.
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Chaque enfant sait lire le monde. Parler le monde. Avant que le déferlement de la violence adulte ne vienne anéantir ses savoirs premiers. Qu’on lui enfonce dans le cœur-crâne le germe dégueulasse du pouvoir.
Et c’est là, partant de là, que l’amour est devenu exil.
Il s’est barré le premier, moi j’ai couru après.
E d’Exil.
J’ai trouvé en Anis Djaad, ce même exil, cet arrachement qui repousse sans cesse. La brutalité des anges. Essentielle.
Soleil sodium dans le vif de la chair. La certitude cellulaire que l’Amour existe par-delà les ruines. Quitte à l’inventer quand la mémoire défaille.
AUBE— SILENCE
Je réfléchis la prochaine chronique.
Par réverbération.
S de Silence avec Daniel Deshays.
La nuit roule boule sur le ventre de mon R.
L’horloge drague les termites.
Je pense comme une chiure de bois.
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@sara — Tu ne réponds toujours pas. J’entends ma Jeanne réclamer la reprise du rôle. Il va falloir que je vous présente. Le hic c’est que si elle est là, tu n’y seras pas. [1]
12 AVRIL — DANS LE NOIR
Lente dissolution du monde. Les visages s’estompent autour de vous. Les mots disparaissent dans un silence épais. Vous entrez dans un grand livre noir qui n’a rien à vous dire. Qui a tout à vous dire. Qu’est-ce qu’un JE pourrait bien raconter ?
Le monde vit sans vous.
Les livres vivent sans vous.
C. (au téléphone) rit en me disant : — Je te vois venir ! Moi je regarde ce qui ne vient pas. Et le pire, c’est que j’essaie de l’écrire [ce qu’on appelle le présent ?].
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Il faut que je rédige des dossiers de demande de subventions.
Que je fasse ma compta.
C’est con, j’vais pas pouvoir : j’ai plus de doigts. ;)
Je colle mon nez sous l’aisselle (gauche) de Wittig :
Chacun de nous est la « somme » des transformations effectuées par les mots. Nous sommes à ce point des êtres sociaux que même notre physique est transformé (ou plutôt formé par le discours) – par la somme des mots qui s’accumulent en nous.
Et ceci est vrai de toutes les catégories d’individus. Le souci de ces effets des mots, l’économie des transformations qu’ils sont à même d’opérer, font partie des travaux qui se mènent dans le chantier littéraire. Un écrivain comme Sarraute est très conscient que le langage, loin d’être un reflet « des choses » et de la réalité sociale, est en quelque sorte ce qui la traite (« bien sûr, vous le trouvez dans la réalité puisque vous l’y avez mis ») et même ce qu’il a créé. Toute son œuvre nous confronte à nos fabrications et ce qui s’écrit, c’est ce qui y résiste. La plus belle fabrication –et littéraire celle-là– c’est l’amour, l’Amour comme on voudra.
Certains mots, loin d’être isolés, débarquent dans le chantier littéraire comme de vrais corps d’armée avec tout ce qui les entraîne à leur suite et les rêveries qu’il suscitent ne procurent pas toujours de l’agrément.
La pensée straight, Monique Wittig, éd. Amsterdam.
Il faut que.
Il faudrait que.
Mais au nom de quoi ? Puisqu’on ne reconnaît pas ce que je crée, nous créons, auteurs, artistes, comme un TRAVAIL. Nous-mêmes, nous avons accepté qu’écrire, créer ne soit pas un travail. Nous acceptons de quoi subsister comme si la maille reçue était indépendante des heures à œuvrer l’écriture. A tenter de faire ce que nous savons faire.
Nous défendons une propriété, celle du Droit d’auteur, qui est hors-sol.
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Je crois que je m’en fous de plus en plus d’exister, je veux vivre.
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Dans le lexique militaire > EN SUBSISTANCE. Rattaché provisoirement pour la nourriture et la solde, à une unité, à un corps autre que le sien. Être en subsistance.
Combat ordinaire/tenir front > je suis rattachée au corps de mon R. C’est à elle que je dois d’avoir un toit sur la tête, un espace où respirer et travailler. Seule, je n’y parvenais plus.
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Est-ce que l’URSSAF accepterait pour cotisation la poésie de Stéphane Bouquet ?
Mais quoi alors qui rende la vie en tout point / vécue et vivable ? C’est très simple : le droit d’errer sans / contrainte sous les brises hormonales et peut-être un prénom placebo.
Ou celle de Lisette Lombé ?
Rappeuse braise aux rimes panthères
Armée d’un feu qui ne guerroie
Qu’aucune noirceur ne désespère
Et que n’épuisent nos désarrois.
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@sara — Deux fois par jour, en aller et retour Stendhal-Anis Gras (L3, L4, RERB), je lis les discours de Blanqui, Maintenant il faut des armes, éd. la Fabrique. Carne disloquée, entre amour et rage.
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Nous devons penser #VirginiaWoolf #DonnaHaraway.
13 AVRIL — ESSENTIELLES
Avant Anis Gras, l’atelier, je rejoins C. & co #Frop au square Serpollet, 18e. Mon trajet est moins efficace, le détour me rassemble. Je le sens au rythme de ma respiration et de mes jambes > l’une ne court plus après les autres.
C’est autour que ça galope — sans me cogner.
Moi, j’ai du monde dans les veines.
Je suis en COMPAGNIE.
Quand je les retrouve — C. + F. +L. — j’ai avec moi toutes les lectures, les voix de ces derniers mois. Vulve frémit, ne se perd pas à trouver sa voie, sa catégorie.
Elle s’oublie.
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Ou bien c’est un oubli qui se souvient de lui-même.
Quelque chose comme ça.
...
Je suis chemin, giclée de craie.
Des casques de tissu, d’encre et de cire suspendus, offerts au souffle.
Des soldats de thym. Sans combat.
Je suis une robe de fortune, aorte-liane.
Cœur au pied.
Des fleurs à déchausser les dents.
Arcs & Seuils ≤ poème vibratoire.
ELLES ne me demandent rien.
Je suis en MARGE et en BORDURE.
Je suis garde-réel.
Fiction sanguine betterave.
Garde-texte/capote recyclée.
Mémoire et lumière — là où réside la transe.
La TRANS-partition.
Quelque chose née de l’air.
Quand les ombres se crayonnent.
J’ai déjà vécu ça.
19h. Soir le même.
Hérem (l’un de mes frères) m’appelle pour me reparler du Retour à Reims d’Eribon. Bien que ce soit moi qui, des années durant, l’ai tanné pour qu’il le lise, ce soir le sujet me tend. Je voudrais être ailleurs, me détacher de certaines préoccupations. Cette année de covid me rend amère > je regrette d’avoir foiré mon transfuge. D’avoir lâché les Beaux-Arts. Je voudrais être d’« un milieu ».
On ne reformule donc pas ce qu’on est à partir de rien : on accomplit un travail lent et patient pour façonner son identité à partir de celle qui nous a été imposée par l’ordre social. C’est pourquoi on ne s’affranchit jamais de l’injure, ni de la honte. D’autant que le monde nous lance à chaque instant des rappels à l’ordre, qui réactivent les sentiments qu’on aimerait oublier, qu’on croit parfois avoir oubliés.
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Nombril fait du yoyo.
Moi, je me fais un boulier en cacahuètes à la Jean-Claude Van Damme et trinque/fume avec mon vieux Pessoa.
Je veux être celui que j’ai voulu être, et que je ne suis pas. Si je cédais, je me détruirais. Je veux être une œuvre d’art, dans mon âme tout au moins, puisque je ne peux l’être dans mon corps.
Je vide notre petit container de recyclage en souriant piteusement à Annie Lebrun.(cf. Ce qui n’a pas de prix...)
15 AVRIL — FULGURANCE
Les œuvres de JPL> son Ogresse et ses autres, ses « ostres ».
Il est des rencontres qui s’inscrivent et s’écrivent en nous.
Le travail/l’œuvre obstinée de cet homme me taraude - j’aime sa chair spectrale, ses corps symptomatiques et légendaires qui crèvent de leurs flèches stellaires mes ventres de cathédrales.
Son "je-ne-sais-dire" qui cloue le bec à mes poèmes. Et leur offre et des ailes et des pattes.
Joie > une récompense criant famine.
17 AVRIL — SUCE SES BOBINES
Hors Série/Dans le film/R. Guédiguian
— Il faut réfléchir, Jeannette !
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@sara — Soliloque > de solus « seul » et loqui « parler ».
[1] Comment te dire Jeanne, ma Jeanne ? Plus qu’une amie imaginaire, pas tout à fait une hallucination, c’est la voix apparue avec les premiers livres... Et la tuberculose. Une voix que je voyais. Celle qui me reliait aux livres comme elle me liait à Dieu. Avant la GRANDE SÉPARATION.