La vie est un choix

J’ai animé un atelier d’écriture à la Maison d’arrêt de la Santé entre les mois de juin et décembre 2023. Les trois textes que je propose ici, dont les auteurs sont des détenus du QH5, quartier des prévenus en attente de leur jugement, ont été écrits à partir des consignes suivantes :
…“ Autoportrait à la manière d’Edouard Levé
…“ Je me souviens à la manière de Georges Perec
…“ Un "plaisir minuscule" à la manière de Philippe Delerm.
Ils sont extraits d’un recueil d’une trentaine de contributions intitulé La vie est un choix, non commercialisé.
Nicolas Fargues



Kais R.

Mon sang coule sans ma permission. J’achète mon avenir à un vendeur de souvenirs et je vends mon avenir à un marchand de sable. Toute ma vie est bancale, à cheval sur la balance de la justice. Je regrette la folie de ma jeunesse. Je ne connais pas le bonheur sans une femme dans mes bras ou bien sans l’ivresse de l’alcool. Je tue le temps avec préméditation. Mon cerveau est beaucoup trop attentif à tout. Je ne suis que le résultat d’une évolution étalée sur des millions d’années. J’aimerais avoir connu Friedrich Nietzsche. La torture physique me paraît insoutenable. J’ai tendance à acclamer ce qui est subversif. Je suis persuadé que les plus grands criminels ne viennent pas de la rue. J’aimerais voir la planète se réveiller face au réchauffement climatique. Je me fous du regard des autres. J’aime toutes les sortes de tempêtes. Je vois la science comme une chance. Je déteste les préjugés, même si j’en émets souvent moi-même. Je ne mens jamais, sauf si j’estime cela nécessaire. La mélancolie est mon instrument de travail. Je déteste écrire au stylo-bille. J’aime réfléchir un joint à la bouche et couché dans un champ. Je sais déterminer si mon interlocuteur est érudit ou non dans son domaine. Quand je bois de l’alcool, j’ai laisse parler mes sens et je me sens bien. J’aimerais pouvoir choisir la durée de ma vie. Je ne crois pas en Dieu mais j’espère que lui croit en moi. La mort de la reine d’Angleterre ne m’a fait ni chaud ni froid. Je conseille à tout le monde de lire Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Je ne suis pas officiellement déclaré sociopathe bien que je nourrisse des doutes à ce sujet. J’aime tous les degrés de l’humour, sauf le premier. Je voudrais me libérer de ma cage physique et mentale. Je voudrais tout ce que je voudrais. J’ai longtemps hésité à écouter le bruit de mon âme. J’adore l’amour mais l’amour a mis du temps à m’aimer.


Ismaïlia

Je me souviens de la carte pirate Noos dorée. Je me souviens des briques de jus Lidl. Je me souviens de l’odeur du lait le samedi matin. Je me souviens de la peau du lait. Je me souviens de ces jours de l’Aïd où l’on rendait d’interminables visites à la famille. Je me souviens de la CR 500, de la Golf IV V6, de la 306 Roland-Garros cabriolet, du Runner 180 à deux temps, de la Clio 1 Baccara. Je me souviens de m’être rendu à l’école en voiture, frais comme un husky, sur du DJ Foued, du R’n’B old school, de la New Jack. Je me souviens de Alice, de Wanadoo, d’e-Mule, du Game Pocket Pokemon version bleue. Je me souviens de Yo-Gi-Oh, de la chaîne Canal J qui à 19 heures devenait Odyssée. Je me souviens des vols de Tom-Tom Go, de téléphones de deux millions de pixels. Je me souviens de l’époque des MP3 et des MP4, de l’alternance en cuisine. Je me souviens des transferts de données par infrarouge. Je me souviens du walkman de mon père, des montagnes de singles de mes grandes sœurs. Je me souviens des teintures, des chaînes en or, des lunettes Fred deux barres, des Lacoste, des cuirs Chevignon, de l’époque des chaussures bateaux et des Clarks. Je me souviens d’entendre mes grands frères évoquer dans notre chambre le Stringfellow, le Bus Palladium, L’Enfer et le Hustler sans que je sache jamais où ça se trouvait. Je me souviens de vieux numéros du magazine La Vie parisienne rangés tout en haut chez le libraire, à côté des magazines Choc, VSD et Entrevue. Je me souviens de mes vacances à Saint-Denis chez les cousins. Je me souviens le samedi à 16 heures de la série Sous le soleil sur TF1, des Paris-Match de la place du Marché. Je me souviens de tous mes frères et sœurs, de la dureté du paternel pour nous apprendre à lire et à écrire l’arabe. Je me souviens du mariage de ma plus grande sœur, du ballon Roteiro Adidas 2004, des larmes de CR7 face à la Grèce en 2004, des parfums Déclaration de Cartier et Fahrenheit de mes frères, des téléphones Maxon portés autour du cou, des salles de jeux CounterStrike, du kebab-cannette à cinq euros, des bouteilles de Banga, l’ancêtre d’Oasis. Je me souviens du fameux D500 de Samsung, des jeans Diesel et G-Star, de la série Kangoo Juniors, je me souviens du squat du 5, rue du Rhin, 75019, premier étage droite. Je me souviens de mes voisins maliens bambara métis. Je me souviens d’avoir joué à Donkey Kong sur Super Nintendo, de nos disputes avec mes sœurs qui voulaient jouer à Lara Croft et nous les garçons à Taken 3. Je me souviens de mon pistolet à billes et des sacs à dos Jan sport, l’ancêtre de Eastpak.


Harouna Kebe

Il y a des jours où on est bien et où on a cette énergie pour se faire à manger, et d’autres où c’est K.O., on n’a envie de rien faire, même se nourrir devient compliqué. Mais il y a cette réalité du corps qui fait que qui a faim doit manger, qui a soif doit boire, au pire on se rabat sur la gamelle du chien ou autre malbouffe prête à l’emploi et tout aussi jetable. Là, je sors d’une bonne séance de sport complète où j’ai bien bossé, je suis satisfait et après l’effort vient le réconfort, enfin il faut être assez fort pour l’accomplir, juste assez fort pour aller prendre la force. On sait qu’on a faim, c’est physiologique mais c’est difficile de savoir de quoi on veut s’alimenter, ce qu’on mange nourrit le corps mais également l’esprit, ou plutôt c’est l’idée de ce qu’on mange qui nourrit l’esprit. Aujourd’hui, j’ai de la chance, je sais exactement de quoi j’ai envie, de ce qui me fera plaisir, de ce qui me fera me sentir en vie. Ce sont des frites chaudes saupoudrées de sel avec un cordon bleu bien grillé, deux cordons bleus c’est bien mais c’est de la gourmandise, le tout recouvert d’une sauce cheddar faite façon maison d’arrêt. J’ai envie de tenir ma fourchette comme une fourche, que ma main s’avance seule vers mon plat comme une foule déterminée chez une sorcière en criant « Tuons-la ! Brûlons-la ! », excité j’ai envie de piquer cette frite qui le mérite sans hésiter, parce qu’elle sort du lot, parce quelle est trop belle trop bonne trop sexe trop sexy, j’ai envie de la transpercer de mon amour, de la rapprocher de ma bouche en la regardant baver de cette sauce fromagère, de dire Bismillah et de l’engloutir avec l’appétit de tous mes appétits, de la mordre la croquer de la faire tourner sept fois dans ma bouche, de la mâcher de la malaxer avec le désir de ma langue, de l’accompagner d’un bout de cordon bleu qui dégouline tellement de fromage que je me dois de l’accompagner en mettant ma main gauche en dessous, de lécher ma fourchette mes doigts et mes lèvres avant de tout engloutir. Je me sentirais exister, je mangerais tout, je ne laisserais rien, même pas les trois ultimes frites qui se battent en duel. Pour l’heure ce n’est qu’un fantasme, je touche les pommes de terre pour les sélectionner. Les plus grosses les plus fermes la plus femmes qui feront de charmantes frites très tchatcheuses. Je caresse délicatement les pommes de terre avec l’éplucheur, les coupe, les découpe dans la douceur, en silence en écoutant le bruit du monde pour leur donner de belles formes les plus homogènes possible, je vois la passoire se remplir de patates en patates, je les rince, j’aime bien les faire passer sous l’eau chaude, c’est agréable c’est les meilleures douches et pour faire les meilleures frites il faut leur donner tout le meilleur tout le bonheur. Il faut toujours bien ouvrir la fenêtre même s’il fait - 4° Celsius quand on fait la cuisine, surtout en cellule pour que l’odeur n’imprègne pas les vêtements. Je dépose avec tendresse poignée de frites par poignée de frites dans la casserole d’huile bouillante, je les entends crier leurs peines me raconter leurs histoires vouloir me dire Je t’aime. Je les cuis en musique, je les cuis en une bonne tournée parce que je ne suis pas belge, eux doivent le faire en deux fois, vive la France. Je les fais valser dans l’huile, je ne regarde pas le temps d’ailleurs voyons-nous vraiment le temps ? C’est l’effet que ça me fait en voyant mes frites bronzer, quand on sent qu’elles sont faites elles sont parfaites et prennent une belle couleur or Mansa Moussa, ça donne le Go, le top départ pour aller à la chasse aux frites, c’est le moment où elles aiment se faire fugaces, c’est comme si au moment de cueillir des fleurs ces dernières pouvaient courir, vous imaginez bien la frustration mais bon, l’accepter ça fait partie du jeu de l’amour, Fuis-moi je te suis, Suis-moi je te fuis m’a-t-elle dit. C’est avec la fourchette de Cupidon que je récolte les frites que j’ai semées et je les dépose sur un matelas de sopalin dans une boîte hermétique. Une fois que j’ai repêché la dernière retardataire au bout de quatre, cinq tentatives, je les essore avec un nouveau sopalin que je vois s’imprégner d’huile, j’en prends un autre puis un autre, je nettoie ces frites avec attention comme on le fait avec les jambes de sa femme. Rien ne va plus, les frites sont frites. Pour le cordon bleu qui me regarde du coin de l’œil depuis un moment c’est plus simple, pas besoin d’être un cordon bleu pour faire un cordon bleu, faut juste le surveiller comme le lait sur le feu ou n’importe quoi d’autre sur le feu d’ailleurs. Je remplace la casserole d’huile par une poêle, j’ajuste la température de la plaque, avec un carré de beurre je dessine une spirale pour que celui-ci soit réparti partout. Si vous vous demandez pourquoi je cuisine mon cordon bleu au beurre et pas à l’huile, c’est parce que la cuisine au beurre est la meilleure, tiens tiens tu savais pas maintenant tu sais il faut que tu le retiennes. Je reste concentré sur mon objectif de cordon bleu bien cuit, c’est pas le moment du divertissement, une fois l’objectif défini en trouvant les moyens et la volonté de l’atteindre, échouer devient impossible, nous sommes les forgerons et les artisans de notre propre bonheur et de notre bien-être, nous sommes les architectes et les auteurs de nos vies. Il y a déjà trop de regrets dans les cités, de vies gâchées de rêves brisés pour me permettre que ce cordon bleu soit raté. J’utilise tous mes sens et même mon horloge biologique pour percevoir quand retourner mon cordon bleu, faut être patient parce que sinon quand on le crame notre désir crame aussi. Je le retourne et vois l’image que je me faisais dans ma tête devenir réelle, apparaître devant moi la belle couleur d’une dune de sable du Sahara dans ma réalité filtrée par mes yeux. Je reste à l’affût pour percevoir l’autre côté du cordon bleu, qui cuit toujours plus rapidement. Je le saisis et le dépose sur mes frites. Quand je cuisine j’aime bien les plans de travail organisés et pratiques. Quand tous les produits dont j’ai besoin sont là, prêts à intervenir dans cette symphonie alimentaire, optimisés devant moi pour que je n’aie pas besoin de chercher, pour que je puisse jouer avec tel un chef d’orchestre, chaque ingrédient est un musicien qui attend de jouer sa mélodie, sa note particulière, mon rôle est de m’amuser à trouver leur résonance et de les mettre en harmonie. En prison, les réjouissances liquides fermentées étant prohibées, si vous voulez vous enivrer il vous reste à acquérir le syndrome d’auto-brasserie. Je saisis la cannette de bière sans alcool qui transpire de froid tellement elle est fraîche et en rafraîchis ma main, je la décapsule. Le bruit de la cannette me rappelle toutes celles que j’ai déjà bues. Jeu de pression, libération de gaz carbonique, expulsion de bulles, diffusion subtile de l’odeur titillent mes narines. Tous les sentiments enfermés dans cette cannette brûlent en pénétrant dans mon atmosphère, j’approche la cannette de mes lèvres, la seule chose que j’ai à lui offrir. La première gorgée de bière me fait l’effet d’une baffe et c’est la seule qui compte, ce n’est qu’une fois qu’elle est dans la bouche qu’on se souvient de son goût cette sensation de saveur de bulles qui pétillent et régalent mes papilles en s’envolant comme un souffle. J’avale la gorgée et réveille tout mon gosier, après la gorgée ce ne sont que des gorgées que je bois comme en « shoot gun » pour qu’elle rattrape la première gorgée, je bois jusqu’à la moitié de la cannette de bière et verse l’autre moitié dans la casserole sur la plaque à feu doux jusqu’à que ça commence à faire des bulles. j’ajoute doucement en mélangeant une poignée de farine et les morceaux de fromage cheddar. Je mélange toujours pour ne pas faire de grumeaux, je tourne jusqu’à ce que le fromage soit fondu puis sans grammage précis parce que c’est une cuisine du cœur, j’ajoute de la moutarde et du paprika, un peu d’épices du sel et du poivre selon mon goût et selon mon envie de couleur tour à tour, ce n’est plus vraiment de la cuisine mais plutôt un tour de magie. Je ne fais que jeter différentes poudres, le plus souvent dans le spectre du jaune dans le petit chaudron comme si je faisais du scroll marocain. Je mélange, je mélange puis éteins la plaque, verse la sauce cheddar sur mes frites et mon cordon bleu, m’installe dans le plus grand des calmes en tête-à-tête avec la télé et je lui demande « Mais qui est l’imbécile qui a dit que la place des femmes est dans la cuisine ? » Bien sûr c’est la vaisselle qui m’entend et rit. La prison n’est qu’un lieu de privation de liberté physique, nous pouvons quand même y vivre des moments de liberté, nous avons même le pouvoir de faire en sorte qu’elle devienne un moment de liberté en soi, qu’elle devienne un lieu paradoxal de liberté par l’esprit, en jouant avec les ingrédients que la vie nous donne, en jouant tel un compositeur dans l’agencement des sons et des mots, j’ai bien mangé je suis content.

10 janvier 2024
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