Patrouille au jardin

Stéphane Mallarmé, Crise de vers, Divagations, 1897

Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.


Maurice Blanchot, Faux pas, 1942

Je dis : une fleur !, mais dans l’absence où je la cite, au fond de ce mot lourd, surgissant lui-même comme une chose inconnue, je convoque passionnément l’obscurité de cette fleur, ce parfum que je traverse et que je ne respire pas.


Fred Griot, Enfin tu regardes l’herbe, 2021

Enfin tu regardes l’herbe
pour Philippe Rahmy

tu regardes l’herbe
plein d’amour ami

couché sous le ciel les étoiles
le vent t’a emporté ami

et tu regardes l’herbe
le vaste alpage du ciel
étendu sur la terre
toi comme le ciel étendu
nappe qui nous berce amour
que tu nous as laissé.

et toi toi tu regardes l’herbe
allongé
sur la terre le ciel
et tout l’amour que tu as donné
maintenant
nous le convoyons.

[…]

Alpage
suis monté sur la montagne
aujourd’hui
alpages larges
crêtes éboulis

rien dit.

[…]

sans titre
t’es là

tu regardes dehors


Francis Hallé, Éloge de la plante, 1999

Puisque l’énergie rayonnante [du soleil] arrive directement jusqu’au capteur et qu’elle est pratiquement ubiquiste, un déplacement n’en garantirait pas une meilleure appropriation et, en d’autres termes, la fixation du capteur ne présente pas d’inconvénient. Au demeurant, la mobilité active d’une vaste surface soulèverait d’insolubles problèmes de fardage et la fixation àl’avantage supplémentaire d’en permettre l’alimentation en eau àpartir du sol toutefois la aussi, la ressource étant faible, la surface de captation doit être importante.
Une plante, c’est donc essentiellement, pour un volume modeste, une vaste surface aérienne et souterraine, portée par une infrastructure linéaire de très grandes dimensions.

[…]

S’intéresser aux plantes, c’est aussi se situer dans une tradition : on éprouve spontanément une attirance envers les animaux, mais on apprend àaimer les plantes.

[…]

Observer un animal crée une tension, car nous savons àquel point cet instant est fugace ; observer une plante engendre la sérénité : c’est le temps lui-même qui apparaît. Sa croissance est très lente, mais cependant perceptible avec de l’attention, nous permet de renouer avec le rythme temporel paisible qui était celui de notre enfance.


Francis Ponge, Faune et flore, Le parti-pris des choses, 1942

[…]
Différents en ceci de leurs frères vagabonds, ils ne sont pas surajoutés au monde, importuns au sol. Ils n’errent pas àla recherche d’un endroit pour leur mort, si la terre comme des autres absorbe soigneusement leurs restes.
Chez eux, pas de soucis alimentaires ou domiciliaires, pas d’entre-dévoration : pas de terreurs, de courses folles, de cruautés, de plaintes, de cris, de paroles. Ils ne sont pas les corps seconds de l’agitation, de la fièvre et du meurtre.
Dès leur apparition au jour, ils ont pignon sur rue, ou sur route. Sans aucun souci de leurs voisins, ils ne rentrent pas les uns dans les autres par voie d’absorption. Ils ne sortent pas les uns des autres par gestation.
Ils meurent par dessication et chute au sol, ou plutôt affaissement sur place, rarement par corruption. Aucun endroit de leur corps particulièrement sensible, au point que percé il cause la mort de toute la personne. Mais une sensibilité relativement plus chatouilleuse au climat, aux conditions d’existence.
Ils ne sont pas… Ils ne sont pas…
Leur enfer est d’une autre sorte.
[…]

Le temps des végétaux : ils semblent toujours figés, immobiles. On tourne le dos pendant quelques jours, une semaine, leur pose s’est encore précisée, leurs membres multipliés. Leur identité ne fait pas de doute, mais leur forme s’est de mieux en mieux réalisée.

La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous l’action du feu : c’est bien cela d’ailleurs : une déshydratation. Se tordent pour laisser apercevoir les graines àqui ils décident de donner leur chance, le champ libre.

C’est alors que la nature se présente face àla fleur, la force às’ouvrir, às’écarter : elle se crispe, se tord, elle recule, et laisse triompher la graine qui sort d’elle qui l’avait préparée.

Le temps des végétaux se résout àleur espace, àl’espace qu’ils occupent peu àpeu, remplissant un canevas sans doute àjamais déterminé. Lorsque c’est fini, alors la lassitude les prend, et c’est le drame d’une certaine saison.

Comme le développement de cristaux : une volonté de formation, et une impossibilité de se former autrement que d’une manière.

[…]

Le végétal est une analyse en acte, une dialectique originale dans l’espace. Progression par division de l’acte précédent. L’expression des animaux est orale, ou mimée par gestes qui s’effacent les uns les autres. L’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger, il faut ajouter. Corriger un texte écrit, et paru, par des appendices, et ainsi de suite. Mais, il faut ajouter qu’ils ne se divisent pas àl’infini. Il existe àchacun une borne.

Chacun de leurs gestes laisse non pas seulement une trace comme il en est de l’homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d’eux.

[…]

La variété infinie des sentiments que fait naître le désir dans l’immobilité a donné lieu àl’infinie diversité de leurs formes.

Un ensemble de lois compliquées àl’extrême, c’est-à-dire le plus parfait hasard, préside àla naissance, et au placement des végétaux sur la surface du globe.

La loi des indéterminés déterminants.

Les végétaux la nuit.
L’exhalaison de l’acide carbonique par la fonction chlorophyllienne, comme un soupir de satisfaction qui durerait des heures, comme lorsque la plus basse corde des instruments àcordes, le plus relâchée possible, vibre àla limite de la musique, du son pur, et du silence.

Bien que l’être végétal veuille être défini plutôt par ses contours et par ses formes, j’honorerai d’abord en lui une vertu de sa substance : celle de pouvoir accomplir sa synthèse aux dépens seuls du milieu inorganique qui l’environne. tout le monde autour de lui n’est qu’une mine où le précieux filon vert puise de quoi élaborer continà»ment son protoplasme, dans l’air par la fonction chlorophyllienne de ses feuilles, dans le sol par la faculté absorbante de ses racines qui assimilent les sels minéraux. d’où la qualité essentielle de cet être, libéré àla fois de tous soucis domiciliaires et alimentaires par la présence àson entour d’une ressource infinie d’aliments :
L’IMMOBILITE.


Brice Parain, Petite dialectique du langage, 1969

Quand je parle, je remplace l’arbre que je regarde par son nom, et par ce que je me mets àen dire. C’est tellement une étrangeté, que je ne suis même pas sà»r de lui donner son vrai nom. Il en a sà»rement plusieurs, un savant, d’autres plus familiers, qu’il faut savoir choisir. Je ne suis pas certain, non plus, de ce que je pense àson sujet, si c’est vraiment juste, ou si ce n’est pas àcôté de mes préoccupations réelles. Il y a tant de paroles en l’air, de mensonges, de masques, de fuites, on écoute, on écoute, on ne comprend pas toujours pourquoi c’est ceci plutôt que cela, que les oreilles entendent. Ce n’est possible que parce que nous sommes doubles ; nous le sommes parce que nous pensons par le moyen du langage, qui n’est qu’une fonction entre les autres, non pas celle de l’organe central. On peut le perdre sans perdre la vie. Pourquoi donc ne pas inverser le cogito et dire : je pense, donc je ne suis pas ? Car penser n’est pas être, c’est vouloir être. Penser ne serait être que si c’était toujours un contact avec la vérité, comme l’entendait Descartes. Mais non. Penser c’est se débattre, péniblement, dans le mensonge et dans l’erreur, contre eux, pour en sortir.

[…]

Je prends un arbre, il est planté dans un sol, il en reçoit sa nourriture, les circuits sont établis, je veux dire que l’ensemble arbre-sol est parfaitement défini ; si un homme vient verser au pied de cet arbre un engrais, il le nourrit et cette nourriture ne lui est pas immanente. Mais cependant, peut-on dire que le sol et l’arbre, autrement, forment un ensemble suffisamment cohérent pour qu’il ne contienne pas de dualité intérieure ; l’arbre n’a pas choisi le sol où il est ; s’il avait une conscience, il pourrait dire : ce sol ne me convient pas, je n’en veux pas, j’aimerais mieux être ailleurs. C’est une première distinction qui force à réfléchir ; et l’ensemble arbre-sol est beaucoup plus simple que le nôtre.


Antoine Volodine, Terminus radieux, 2015

Quand on progresse dans la vieille forêt, quand on écrase sous ses bottes des branchettes perdues par les arbres, les sapins centenaires, les mélèzes noirs, quand on a le visage caressé ou battu par les mousses ruisselantes, on se trouve dans un univers intermédiaire, dans quelque chose où tout existe fortement, où rien n’est illusion, mais, en même temps, on a l’inquiétante sensation d’être prisonnier àl’intérieur d’une image, et de se déplacer dans un rêve étranger, dans un bardo où l’on est soi-même étranger, où l’on est un intrus peu sympathique, ni vivant ni mort, dans un rêve sans issue et sans durée.

[…]

La vieille forêt n’est pas un lieu terrestre comme les autres. Rien de comparable n’existe ni dans des forêts de taille moyenne, ni dans la taïga qui est sans frontières et où l’on meure. À moins d’emprunter un chemin monstrueusement long et hasardeux, on ne peut atteindre le Levanidovo et son kolkhoze "Terminus radieux" sans la traverser. Mais la traverser signifie aussi errer sous ses arbres hostiles, avancer sans repères, en aveugle, signifie marcher avec effort au milieu de ses traquenards étranges, hors de toute durée, signifie avancer àla fois tout droit et en cercle, comme empoisonné, comme drogué, en respirant avec difficulté, comme dans un cauchemar où I’on s’entend ronfler et gémir mais où le réveil n’advient pas, signifie être oppressé sans discerner l’origine de sa peur, signifie redouter aussi bien les bruits que le silence, signifie perdre le jugement et, pour finir, ne comprendre ni les bruits ni le silence. Être au cœur de la vieille forêt signifie aussi parfois ne plus sentir sa fatigue, flotter entre vie et mort, demeurer suspendu entre apnée et halètement, entre sommeil et veille, signifie aussi s’apercevoir qu’on est un habitant bizarre de son propre corps, pas vraiment àsa place, comme un invité pas vraiment bienvenu mais qui incruste et qu’on supporte àdéfaut de pouvoir I’expulser, qu’on supporte en attendant d’avoir un prétexte pour se séparer de lui sans douceur, qu’on supporte en attendant de Ie chasser ou de le tuer.

15 juin 2022
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