Journal de Rentilly


JOURNAL DE RENTILLY
(Extraits)

6 janvier 2010


Quelques flocons.
Un très grand silence.
Une sensation de profondeur, de calme.
Espace qu’il va falloir apprivoiser.
Temps suspendu derrière les grandes fenêtres, temps de blancheur dans lequel je dois me glisser, en douceur.
Ou peut-être en violence, je ne sais pas encore.



Il y a dix ans exactement, à la même heure, je roulais dans une autre blancheur, dans l’effroi des arbres mutilés, foudroyés, abattus. La tempête venait de sévir. Je traversais le chaos des petites routes de Seine et Marne pour rejoindre et caresser le visage de ma mère, une dernière fois. Ce 6 janvier la paix était tombée sur son corps de vieille dame usée.
Dix ans plus tard, j’entre dans une forêt cicatrisée. J’ai devant moi le temps d’une gestation pour faire naître un nouveau livre.
Que Bachelard me guide sans nostalgie vers le vif-argent du vivant, cet imprévisible que j’espère.



Ce sera donc une expérience, un voyage dégagé de la glue du quotidien qui poisse les mains, qu’on le veuille ou non, qu’on sache ou non que rien ne se passe loin de lui/ hors de lui.



Le poids du lieu. Impossible de l’ignorer. Comme si la terre n’avait pas le même âge partout, la même « gravité ». La cour pavée, le kiosque, les écuries, le graphisme noir et dur des branches derrière les vitres pèsent plusieurs siècles. Nous autres, humains de passage, empruntons quelques éclats à la durée, histoire d’avoir moins peur.
Pourtant la mort bat ici aussi. Travaille sous l’écorce.
Mais plus discrètement qu’ailleurs.



7 janvier


Comblée par le silence. Les mots en paraissent plus proches. A fleur de terre, à fleur d’écorces. Rien ne vient s’interposer entre le regard et le mot qui a envie de naître. Ici, je peux entendre le besoin des mots d’apparaître. Même sous la neige.
Qui a besoin de nous ? de moi ?
Comment savoir dans le tumulte ?
Se peut-il qu’une phrase réclame attention, ici, dans ce silence habité ? une phrase pas plus importante qu’une pousse de pissenlit ? une phrase qui n’ajoutera rien, n’aura rien à offrir de nouveau sous le soleil.
Non, je n’entends pas des voix , je ne me crois pas investie d’une mission !
Il est juste question d’une infime vibration sur la peau.
Un « vent d’aigrette » peut-être, comme celui qu’André Breton sentait sur ses tempes lorsque la poésie l’émouvait ? Ce serait trop dire. La phrase dont je parle est nue, inutile, perdue d’avance autant qu’obstinée à vivre.



Gaston Bachelard. Un nom qui fait lever une constellation d’images dont certaines se sont enfouies dans ma chair, comme des graines. Il me faut aujourd’hui visiter mon jardin. Saluer les herbes folles, les persistantes, les non-rentables, les toujours-vivaces-en-dépit-de qui m’ont aidée à grandir. (Celles-là mêmes qu’un architecte-paysagiste d’aujourd’hui a reconnu pour siennes, me semble-t-il, mais c’est une autre histoire que j’aborderai le moment venu).
Gaston Bachelard. Air terre eau feu. Autant dire la substance humaine. Autant dire le monde, sa pulpe, son ciel et ses étoiles.
De quels éléments sommes-nous constitués ? quel pourcentage d’eau dans un corps physique ?
A mesure que nos doigts courent sur le clavier, que le virtuel défile et se déploie, vertigineux, il se peut que nous devenions amnésiques.
Bientôt nous ne pourrons plus contempler la grande fresque de Gauguin intitulée « D’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous ? ».
Nous aurons oublié sa langue.
Prendre peur serait raisonnable.



14 janvier


Longue promenade dans le parc. Je découvre un peu plus les séquoias géants, avec leurs branches tourmentées, leur écorce sculpturale. Vu aussi un trio de hêtres grandioses. Retour par le château et les plans d’eau encore gelés, couverts d’un voile blanc luisant. Harmonie des lignes, langage plastique des hautes ramures. Tout ici parle calme.
Comment revenir sans transition à la violence du jour ?
Dire le chiffre provisoire ? L’abstraction insensée ? 80 000 ? 100000 ? Les morts d’ Haïti, qui sont-ils ? Chiffons de Christian Boltanski, tombant du plafond du Grand Palais, lâchés par une grue mécanique s’activant sans répit. La pelleteuse les saisit comme une gigantesque pince de crabe, comme un doigt de Dieu ( Dieu, cet autre nom de l’indifférence) les soulève un bref instant — vers quel ciel d’illusion ?— puis les rejette en aveugle pour un nouveau brassage. Retour sans fin à la décharge originelle. Piston inoxydable. Rigueur de fil à plomb. Rien ne dévie. Rien ne s’échappe. On en viendrait presque à souhaiter qu’ils reposent, parmi les allées lugubres, dans le cimetière de « Personnes », allongés parmi les milliers de vêtements sans corps qui attendent notre regard. Qui attendent une « reconnaissance ». Un nom. Alors peut-être un chant pourrait s’élever, un chant sacré entendu autrefois dans Alexandre Nevski, celui d’une femme munie d’un flambeau, errant parmi les ombres d’un vaste champ de bataille, cherchant un visage, un parmi des milliers, à ses yeux unique.

C’est à mon insu que l’œuvre de Christian Boltanski s’est imposée. Sa force est de rester dans l’archétype, dans l’universel. Rien de figé côté date, lieu, histoire, même si tout est là pour suggérer une diversité de références ( la shoah avec les bruits de train sans fin, les sans-papiers d’aujourd’hui, la jungle de Calais, les champs de bataille d’autrefois, les cimetières anonymes à perte de vue de la première guerre mondiale…). Chacun peut y trouver son histoire, ses hantises, son effroi.



20 janvier


Ici, écouter, c’est voir. Et voir, c’est revoir. Revoir le jour après la nuit. Ouvrir les pores de sa propre peau, comme autant de minuscules fenêtres élargissant la prison. Prison du corps et de l’âme inquiète. Prison obscure où s’ébattent nos peurs, où survivent d’archaïques démons. La beauté, lorsque nous pouvons soudainement la « voir », véritablement, lorsqu’elle surgit sans crier gare, ouvre des brèches, fissure nos édifices, nos rigidités, qu’il s’agisse de nos peurs ou de nos petites certitudes. Depuis Rimbaud qui l’a trouvé amère, les artistes préfèrent en ricaner. Le temps n’est plus à la célébration. On le comprend.
Mais faut-il renoncer à entretenir l’étincelle ?
Si le monde est en sang, en chaos, en violence toujours renouvelée, si le sens bégaye, faut-il à notre tour bégayer ? Dresser un miroir sur nos seuls faillites ? Abandonner à eux-mêmes les éclats de lumière , fragiles comme des lucioles ?



Il va falloir que je resserre l’objectif. Que je ne papillonne pas autour des mots nature paysage jardin.
Que j’écarte le péril de la pensée passéiste.
Soyons clair : je n’ai pas le culte de la nature.
Simplement j’en fais partie.
Je ne puis m’en extraire.
Elle m’englobe, où que j’aille.
J’en connais la puissance redoutable, l’indifférence. Sa capacité à détruire, en quelques minutes, des milliers de vivants.
Je sais que notre humanité se construit aussi contre ses lois, contre sa rigueur aveugle. Sortir de notre animalité « naturelle » est une longue conquête, jamais achevée.
Mais je sais aussi que la nier revient à mutiler notre être. A faire de nous des errants, non pas de ces nomades riches d’un savoir , mais des égarés oublieux de leur origine.


27 janvier


En vérité mon projet d’écriture à Rentilly prend sa source dans une inquiétude personnelle : suis-je toujours vivante ? Est-ce que j’appartiens encore à la communauté qui aujourd’hui agit croit espère se projette, etc. J’ai le sentiment d’être une sorte de plante en voie de disparition, tant le contexte extérieur est devenu hostile à sa survie.
Tenter de comprendre ce monde nouveau qui apparaît, l’explorer sans a priori. Lui poser des questions. Mêmes naïves, mêmes chargées d’une émotion d’un autre âge.
Voilà à quoi je m’attaque en m’attaquant au soi-disant « statut de la nature aujourd’hui ».
C’est de ma peau dont il est question.
Peau et convictions ont fait pâte au cours du temps.
Peau et expériences. Peau et émotions. Peau et mémoire.
Mon corps d’encore vivante est tout en un— esprit âme jardin chair enfance battements de cœurs nuages. Indémêlables.
Comment ne s’affolerait-il pas ?
N’est-il pas menacé ?
Condamné à trancher dans ses radicelles ?
A entrer dans le moule tendu ?
A bétonner ses obscurités si peu fonctionnelles ?
Mon « Je » d’aujourd’hui n’est pas rentable.
Comme ces friches en lisière de villes qu’il faut éradiquer.



31 janvier

Bachelard est-il « dépassé » ?
Ce qu’il dit de la maison natale est-ce caduque, dès lors que les enfants d’aujourd’hui sont bien peu nombreux à connaître le privilège de naître et grandir dans une vraie maison ?
Les appartements n’ont ni cave ni grenier. La « maison natale » n’existe plus. Les enfants poussent hors-sol. Mais ne sont-ils pas capables de réinventer les niches et les sources dont ils ont besoin ?

5 février


Je porte attention aux dates de publication des ouvrages de GB. L’Eau et les rêves, 1942, l’Air et les songes, 1943. Ainsi ce travail harmonieux, enveloppant, serein, fut rédigé en plein trouble ? Pas le moindre écho du fracas environnant pour le perturber ? Comme chez Dürer peignant son bouquet de violettes ? Comme le scribe d’Haldas ? Comme ce calligraphe, pendant la mise à sac de Bagdad, ou même comme Cézanne préférant manquer l’enterrement de sa mère pour ne pas perdre sa journée de travail ?
Bachelard a passé 38 mois dans les tranchées de la guerre de 14-18. Aucune allusion. Peut-on dire, comme JLPouliquen l’écrit, que cela affecte pourtant son œuvre, parce que celle-ci « travaille à l’avènement d’un homme nouveau » ?



11 février


Je suis née, j’ai grandi, j’ai vécu une partie de ma vie d’adulte en Seine-Saint-Denis. Si j’écris cela sans préciser l’année, mes mots ouvrent aussitôt une foule d’images-clichés. Le « 93 » que j’ai connu vivait à des années lumières de ce qu’aujourd’hui, avec complaisance, on a érigé en symbole de la banlieue difficile.
Imaginez les vaches broutant sous la fenêtre de la cuisine où ma mère épluchait les haricots du jardin . Imaginez le bidon de lait en fer-blanc qui chaque soir se balançait au bout de mon bras . Les odeurs de foin coupé en juin, les lucanes cerfs-volants traversant les soirs d’été, les lucioles sous les feuilles de rhubarbes . L’espace ouvert aux courses enfantines dans les prairies de trèfles, les arbres fruitiers à profusion, les sources encore sauvages, que nul n’avait canalisées ?
Et pourtant, c’était déjà la banlieue, et dans l’esprit de mes parents « la ville ». Cela ne ressemblait en rien aux campagnes qu’ils avaient quittées et dont j’ai , petite fille des années cinquante passant les étés chez sa grand-mère, mesurer l’archaïsme. Si bien qu’au cours de ma vie, j’ai le sentiment troublant d’avoir connu 3 siècles. Le dix-neuvième survivant jusque dans les années 60 chez les paysans des provinces reculées, le vingtième dans la force de l’âge, et maintenant, pour mon automne, le XXI et ses mutations. Le trajet donne le vertige. Ma génération est-elle la première à connaître une telle accélération du temps ?


23 février


Sous la lampe de Bachelard, les effrois se dissipent, les noirceurs s’éclairent, les gouffres sont aimables. Le regard du philosophe semble ne jamais s’affoler. Son obstination à comprendre rayonne, finit par produire de la familiarité, sorte d’ ensoleillement inattendu en ces parages. Si Bachelard n’hésite pas à intervenir subjectivement, à évoquer des émotions toutes personnelles ( son amour des rivières du pays natal) c’est toujours avec une grande pudeur. Nous ne saurons rien de ses angoisses ou de ses blessures. Aucune allusion aux épreuves endurées, celles des tranchées, celle de voir mourir sa jeune épouse, mère de leur petite fille de huit mois. Bachelard avance d’un pas égal, sans rage et sans haine.

GB le solitaire donne à chacun l’étrange sentiment d’avoir été choisi. Le sentiment d’être aimé. Le lecteur est pris par la main, conduit par la force bienveillante de cette longue prose souple qui sinue dans les territoires obscurs comme entre les fougères de l’enfance, du temps où nous avions besoin de père.
Pourtant nulle dépendance ici, nul assujettissement, nulle autorité, fut-elle « paternelle ».
La main est sans poids, peut-être même ne fait-elle qu’effleurer notre épaule à la manière du vent.


Samedi 27 février


Y aurait-il du Camus en germe chez Bachelard ?
Du tragique transmué en énergie solaire ?
Nécessité de faire tomber les masques. Ceux que GB lui-même a entretenus, à force d’exercer sa volonté. L’image bonhomme du philosophe bon vivant, amateur de vin, excellent coupeur de jambon, dissimule un arrière-plan qu’il serait facile d’oublier. Le dynamisme des images , leur « induction » toujours orientée vers un souci de « vie augmentante », pourraient nous rendre inattentifs à quelques rares confidences . Facile de se laisser emporter par le chant, par la parole heureuse courant comme de l’eau vive sur cette « bonne terre ».
« Notre bonne terre » écrit GB. au dernier chapitre des rêveries de la terre et de la volonté . Ces trois mots prêteraient à sourire s’ils ne tombaient¬ — on ne peut s’empêcher d’utiliser ce verbe — après l’une des plus sombres méditations sur le vertige, la chute, la ruine de l’être, le sans fond. Séisme ouvert à même la chair de l’auteur, renvoyant à une expérience vécue au sommet du clocher de la cathédrale de Strasbourg. L’instant du mourir éprouvée dans la solitude extrême.
Expérience récurrente, incoercible : « il y a l’engramme d’une immense chute en moi » .
Le petit vin du Rhin que GB ira savourer dans une taverne après son effroi n’effacera rien.
« L’optimisme est volonté alors même que le pessimisme est connaissance claire » affirme Bachelard.
La « connaissance claire » a quelquefois les couleurs du noir d’abîme.
Les dernière pages du chapitre s’enfoncent, droit vers une philosophie du non-sens.



Premières, primitives : deux adjectifs utilisés au féminin qui ne cessent de traverser la prose de GB. Deux mots qui creusent en direction de l’origine dans une quête d’unité ou de paradis perdu. GB cherche à atteindre quelque chose qui nous constitue dès l’enfance et qui échappe au social, au malheur venu des hommes. Quelque chose qui nous délivre même de notre nom — cette cristallisation d’une histoire toujours « racontée par les autres ».

« Nos solitudes d’enfant nous ont donné les immensités primitives ».

Eau Air terre feu ont joué sur notre psyché naissante, sur notre peau fraîche. « La cosmicité de notre enfance demeure en nous ». Un noyau d’enfance cosmique nous habite, où que nous vivions, où que nous dormions , sous un ciel étoilé de campagne ou parmi les néons d’une grande mégapole du XXI ème.

Car le règne des premières fois de notre être-au-monde peut disparaître, s’enfouir au profond de nous-mêmes, il ne s’efface pas.

A cet instant, un enfant accroupi plonge ses mains pour la première fois dans une flaque , un autre souffle pour la première fois sur les étamines d’une fleur de pissenlit, un autre lève son regard vers la lune et s’envole par-delà les cheminées d’usine qui barrent son univers.

Ainsi sommes-nous fils et filles du cosmos.
Malgré tout.

Peut-être même gardons-nous trace d’une « antécédence d’être », oubliée dans une « infinitude du temps de la lente enfance ».
Les poètes, affirme GB, ont le pouvoir de visiter ces sortes de limbes, et leurs mots en sont les lueurs vivantes.

Qui aujourd’hui, oserait ce ton de tranquille assurance ?

Clairvoyance ou naïveté ?



7 avril

Le printemps travaille les arbres du parc. Il agite les humeurs humaines comme les sèves.
Les regards se feront-ils plus ouverts, plus réceptifs ?
L’énergie « cosmique » se fait-elle sentir dans les vieux corps couchés sur une bouche de métro, parmi les cartons éventrés ? Atteint-elle ceux que nous jetons dans les marges, ceux que nous condamnons à dériver ?
Est-ce qu’une fleur de marronnier, un instant balayé du regard, ouvre un instant d’enfance dans les vies les plus cassées ?


Françoise Ascal

À Françoise Ascal est consacrée cette page de remue.net, qui rassemble ses contributions, textes inédits, et les critiques consacrées à ses livres.


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3 juillet 2010
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